Bruce Springsteen ou l’art de se réinventer sur scène

Tom Morello, Bruce Srpingsteen et Nils Lofgren. Photo tirée de Backstreets.com

ALBANY – Combien de fois peut-on se réinventer? Combien de fois peut-on encore surprendre, et ce, après plus de quatre décennies de vie artistique? À ces deux questions, personne ne peut répondre quand il s’agit de Bruce Springsteen. Même pas ses plus vieux disciples, à la lumière de la prestation du E Street Band, mardi, dans l’état de New York.

Par Philippe Rezzonico

Bruce tout seul comme un grand, Bruce avec ses vieux potes du E Street ou avec son groupe des Seeger sessions sont autant de façons que les gens de ma génération ont pu apprécier le Boss sur les planches depuis les années 1980.

Et ça, c’est sans compter les tournées engagées (Amnistie internationale), les participations à des spectacles bénéfices (12.12.12 pour l’ouragan Sandy), la virée de retrouvailles du E Street axée sur les chansons oubliées de Tracks (1999-2000), les spectacles avec livraison intégrale d’un album mythique (Born To Run, Born In the U.S.A., The Wild,The Innocent & the E Street Shuffle, The River), et tous ces shows depuis 2007, où Springsteen joue sur demande les chansons proposées par ses fans en grosses lettres sur des affiches, même si ce ne sont pas les siennes.

Combien de fois ce type m’a-t-il jeté sur le cul de Montréal à Jersey, de New York à Barcelone, de la Louisiane à Paris? J’ai cessé de compter. Mais ce spectacle d’Albany compte parmi les plus surréalistes du lot, celui dont la sélection de titres a été la plus déroutante depuis la virée de Toronto en 2000 (Reunion Tour) et l’un des deux spectacles vus à Mansfield en 2007 (Magic Tour).

J’ai beau me dire que ce E Street Band 2014, qui est une fusion des membres officiels (Garry W. Tallent, Roy Bittan, Max Weinberg, Nils Lofgren), des musiciens qui ont participé aux Seeger Sessions (Charles Giordano, Ed Manion) et de nouveaux venus (Jake Clemons, Curt Ramm, Cindy Mizelle) peut jouer n’importe quoi, en l’absence de Steve Van Zandt coincé en Norvège pour le tournage de sa série policière et de Patti Scialfa, ce E Street, avec Tom Morello en sus, allait se la jouer facile lors de ce segment de tournée. Comprendre, allait jouer des chansons connues de tous les membres et pas trop de trucs obscurs. Tu parles…

Dans le Times Union Center, Bruce et sa bande ont enchaîné en ouverture Don’t Change, d’INXS, méconnaissable tant qu’elle fut jouée à vitesse supersonique; My Love Will Not Let You Down, où s’illustre toujours Weinberg; No Surrender et la nouvelle This Is Your Sword, de loin la chanson que j’aime le moins du disque High Hopes, quoique elle fut nettement plus convaincante avec l’ajout de la section de cuivres.

Bref, une reprise jouée initialement lors du passage de E Street en Australie, un bijou de rareté, un hymne fédérateur et une nouveauté. De tout pour tous, me disais-je.

Habitués vs néophytes

Rien de nouveau pour les habitués dans mon genre ainsi que pour Stef, Michael, Ugo, Andrée, Pierre, Richard, André, Alain, Margaux et autres compagnons de voyage ou amis croisés sur place. Un show de Bruce à Albany assure toujours une imposante représentation québécoise…

Je me demandais toutefois comment allaient réagir nos amies Annie-Soleil et Christine qui voyaient Springsteen pour une première fois. Un spectacle de raretés, c’est formidable pour les connaisseurs, mais peut-être pas pour des néophytes. Rien à craindre. Même quand il opte pour des chansons obscures, Springsteen ne perd jamais le nord ni le sens des réalités.

Tiens, quand il explique à quel point il adore jouer des chansons du passé, il enchaîne avec Treat Her Right. Quelques personnes se sont probablement souvenues que Tom Jones a chanté ce titre crée par le Britannique Roy Head & the Traits. Mais même si tu ne connais pas, cette chanson est irrésistible.

Une jeune femme collée sur la scène remet une lettre à Bruce dans laquelle elle demande qu’il danse avec sa mère. O.K. Bruce lance un titre au groupe, leur dit de changer de clé, fait monter la dame et il lui chante Save the Last Dance For Me, des Drifters. Pour les plus jeunes, c’est à Michael Bublé que ça fait référence. Mais à l’arrivée, ça demeure une chanson connue de tous.

Trois petites filles (9 à 11 ans, environ) brandissent une pancarte sur laquelle est écrit  « Seaside Bar Song », gravée en 1973, mais diffusée officiellement qu’en 1998. Springsteen rigole, note que la chanson est bien plus ancienne que l’âge des filles, mais personne, personne ne peut résister aux claviers mélodiques de Bittan : « Tu-du-tu-tu, du-du-du-tu-du-tu….! » J’espérais l’entendre depuis des lustres. J’aurais volontiers payé la crème glacée aux filles qui sont venues danser sur scène.

Oui, le E Street Band n’est plus un groupe de jeunes adultes qui s’adresse à de jeunes adultes, comme ce fut le cas dans les années 1970 et 1980, comme me le fait remarquer ma copine Gisèle. Mais rares sont les groupes qui ont traversé les époques et su toucher plusieurs générations comme celui-ci. Surtout quand vient le temps de prendre des risques.

Des Drifters aux Bee Gees

Et sur ce point, rien n’était plus impressionnant que cette fabuleuse relecture jazz-soul-gospel de Stayin’ Alive. Interprétée une seule fois en Australie il y a quelques mois, on a eu l’impression que c’est Springsteen qui l’a composée tellement il se l’est appropriée.

J’avais déjà vu Bruce chanter Elvis, les Ramones, Mitch Ryder, The Temptations, Arthur Conley, les Rolling Stones et Arcade Fire. Mais les Bee Gees? Je l’ai dit et écrit souvent : aucun groupe sur la planète n’approche le E Street Band quand vient le temps de survoler l’histoire de la musique des années 1950 à aujourd’hui sur une scène. Aucun. Zéro débat.

Et ce groupe remanié est tellement actuel, comme en ont fait foi l’envolée exceptionnelle durant la tornade High Hopes, la précision meurtrière de Death To My Hometown, le délire à la six cordes de Morello sur The Ghost of Tom Joad en mode électrique et la frénésie de Light of Day, qui était l’un des faits saillants de la tournée de 1999-2000.

Mais, comme je le disais, Springsteen n’oublie jamais ses succès. S’il a précisé qu’il nous avait lancé quelques balles courbes (il est un amateur de baseball), après une envoutante The Wall dédiée à ses amis disparus au Vietnam, il a enchaîné un rappel de 50 minutes qui peut rivaliser avec la ligne droite de fin de spectacle des Stones.

Une Born in the U.S.A dynamitée par Weinberg; une Born to Run où tout le monde brandit le poing en l’air, en parfait synchronisme; une Dancing in the Dark faite pour essouffler quiconque, sauf Bruce lui-même; une Tenth Avenue Freeze-out où Springsteen monte sur le piano à 64 ans, chanson emblématique du E Street durant laquelle défilent sur écran les images des disparus Clarence Clemons et Danny Federici; une Ramrod aux guitares acérées et une Shout tellement frénétique qu’on se demande comment les murs du Times Union Center ont résisté.

Et, noblesse oblige pour conclure, une Thunder Road à verser des larmes, au terme de laquelle Springsteen et Jake Clemons – le neveu de Clarence – se positionnent chacun à l’extrémité de la scène avant de revenir au centre, comme le Boss et le Big Man l’ont fait durant des décennies.

Surpris? Étonné? Dérouté? Sur le cul? Une fois encore… Mais avec Springsteen, peu importe la configuration et la sélection retenue, c’est la norme.