Où étiez-vous le 5 octobre 1961? Gilles Vigneault, lui, était très exactement au même endroit où il était mercredi, sur les planches du Gesù, afin d’y faire la même chose : chanter ses chansons empreintes de poésie et vivre. Vivre debout. Tout le temps.
Par Philippe Rezzonico
A l’époque, le parterre était rempli de ses amis artistes du moment : Roger Baulu, Jacques Normand, Doris Lussier, Gratien Gélinas, Guy Sanche… Mercredi, c’était ceux des générations suivantes qu’on pouvait apercevoir : Louise Forestier, Paul Piché, Lorainne Pintal, Marc Laurendeau… Cinq décennies d’écart n’y changent rien. Le jeune Gilles ou Monsieur Vigneault faisaient et font encore l’unanimité.
Aucune idée de ce qui s’est passé dans la salle basse de l’église de la rue De Bleury en 1961. Absence prévisible. Je n’étais pas né. Peut-être que le jeune adulte arrivé de Nathasquan avait le trac qui caractérise les premières et la frousse de livrer une performance dans la grande ville bétonnée.
On a senti un peu des deux durant la première demi-heure. Un peu hésitant dans son débit d’ordinaire plus rapide, le vétéran a également été victime de trous de mémoires qui ont cassé le rythme. Compréhensible, quand tu vas avoir le vénérable âge de 83 ans d’ici la fin du mois.
Gilles Vigneault a, bien sûr, le métier voulu pour récupérer le ballon, précisant que c’était une « belle occasion » de perdre les mots durant Dans la nuit des mots, ou reprenant du début la symbolique Chacun porte son âge, en notant avec humour que « eux (la foule), ils la connaissent ! »
Puissance évocatrice
Si le débit vocal a été moins fluide en ouverture, la présence, la gestuelle et la puissance évocatrice des mots étaient à la hauteur de la légende faite homme. Entre les petites pointes lancées au gouvernement de Jean Charest (« Il y a un Plan Sud ! »), Gilles Vigneault a chanté et parlé de sa terre, de son eau, et son air et de ses gens à travers ses personnages désormais célèbres comme Zidor le prospecteur (bonne version) et l’incontournable Gros Pierre (reprise par la foule).
On a été particulièrement touchés par un splendide trio central formé de Les Amoureux, Une branche à la fenêtre et Les silences, des chansons sensibles qui peuvent charmer toutes les générations.
Dire que la seconde portion de cette performance en fut une d’anthologie ne serait pas loin de la vérité. En pleine maîtrise, Vigneault nous plonge dans son coin de pays avec le monologue du baril et il actualise Tout l’monde est malheureux, commentant les phrases originales alors qu’il bat lui-même la mesure avec des pieds lestes. Fort.
Le vétéran, accompagné uniquement de Dan Thouin au piano, a livré tellement de chansons fétiches de son vaste répertoire, qu’il s’est souvent transformé en Kent Nagano d’un soir, ses longs bras dirigeant sa « chorale » qui ne se faisait pas prier.
Au-delà de la maîtrise exemplaire, il y avait cette complicité avec ce public. Public qui connaît par cœur les refrains des chansons-fleuve du poète. La longue séquence formée de Le temps qu’il fait, Si les bateaux, La Manikoutai, Le Nord du Nord et Les gens de mon pays a été homérique et gigantesque, chaque titre étant salué par un tonnerre d’applaudissements plus nourris que le précédent. J’avais l’impression d’être plongé non plus au Gesu, en 2011, mais à Bobino, en 1969, quand Léo Ferré a offert un spectacle de légende.
Non, Gilles Vigneault n’est certes pas l’anarchiste qu’était Ferré, mais il arrive à provoquer le même impact percutant en chantant avec ses tripes et son cœur tout ce que le peuple a été, est, et aspire – peut-être encore – à être.
Entre la notion événementielle de la soirée passée et la vitalité phénoménale de l’artiste, c’était un peu à un cours d’histoire hors normes auquel on a assisté. Où comment un homme de plus de huit décennies peut encore et toujours être fidèle à son œuvre et à ses idéaux.
Vivre debout, Gilles Vigneault n’a fait que ça toute sa vie. En 1961 et en 2011. Debout. Tout le temps. A tout âge.