Malgré les aléas de la distribution qui, à l’exception de quelques maisons actives comme ECM, obligent souvent le jazzophage à chercher les albums qui l’intéressent sur l’internet, la musique improvisée ne s’est pas trop mal portée en 2016.
Par François Vézina
En voici mon palmarès personnel nommé «les Vigeant» en l’honneur du pote qui m’a fait découvrir le jazz.
Le Vigeant de l’album posthume:
TIME/LIFE, LIBERATION MUSIC ORCHESTRA (IMPULSE!)
Indigné par les mauvais traitements infligés à la planète, Charlie Haden avait remobilisé son Liberation Music Orchestra en signe de protestation. Malheureusement, la maladie et son décès l’ont empêché de poursuivre le projet. Ruth Cameron Haden, la veuve du contrebassiste, a confié à Carla Bley la mission de le compléter. Dès lors, la protestation écologiste s’entremêle à un touchant éloge funèbre en deux temps. Deux morceaux, Blue in Green (à cause du titre) et Song for the Whales, enregistrés par la radio belge en 2011 alors que Haden est toujours aux commandes de la formation, encadrent trois pièces réalisées en studio six mois après sa mort survenue en juillet 2014. Fidèle à ce qu’a toujours représenté la formation, Bley a signé des arrangements d’une troublante beauté solennelle, comme si on célébrait aussi les funérailles de la planète. La pièce-titre, composée après la mort de Haden, est un long défilé permettant aux 12 musiciens d’exprimer leur peine. Steve Swallow assure les partitions à la basse. Émouvant d’un bout à l’autre.
Le Vigeant du plus bel hommage:
Tony Hymas joue Léo Ferré, Tony Hymas (Nato)
Que l’ancien claviériste de Jeff Beck et des Lonely Bears se lance dans un hommage au vieil anar de la chanson française, il y a de quoi surprendre. Interprétant seul au piano certaines des plus belles chansons de Ferré (La Vie d’artiste, Thank You Satan, La Mémoire et la mer, C’est extra, etc.), osant même Petite, Hymas remporte son pari un peu insensé. Respectant à la fois la lettre et l’esprit des partitions, le Britannique affiche une connaissance remarquable des mélodies et des textes du chanteur français. Il en saisit la moelle et en restitue la résonance vécue. Évitant la surabondance ampoulée et stérile, il sait inventer la petite variation qui fera mouche et donnera un nouvel éclat à ces airs immortels. Hymas prouve que le vieux lion à la crinière blanche est toujours d’actualité, même plus de 20 ans après sa mort.
Le Vigeant de l’album le plus sombre:
Beyond Now, Donny McCaslin (Motéma)
Un fantôme inattendu vient hanter les lieux: celui de David Bowie. Rien d’étonnant puisque le saxophoniste et ses amis avaient accompagné le grand chanteur britannique sur son dernier album. D’ailleurs, McCaslin lui rend un singulier hommage en interprétant deux pièces relativement obscures de Bowie (et de Brian Eno): A Small Plot of Land et Warszawa. Puissamment poussés par les pulsations frénétiques de Tim Lefebvre (b) et de Mark Guiliana (batt), McCaslin et Jason Linder (cla) frétillent d’aise dans des climats sombres de fin du monde.
Le Vigeant de l’album enregistré en spectacle:
Sunday Night at the Vanguard, Fred Hersch Trio (Palmetto)
Quel pacte faustien a signé Fred Hersch avec les muses du Village Vanguard? A chacun de ses passages dans ce temple du jazz new-yorkais, le pianiste se montre impérial. Enregistré en trio, cet enregistrement témoigne de la grande polyvalence, de la délicatesse et du raffinement du musicien. Qu’il navigue à vue d’oreille dans l’abstraction (Calligram), qu’il entre dans le vif du sujet pour s’approprier la mélodie comme cette belle version de For No One (attribuée, comme il se doit, au seul Paul McCartney) ou qu’il tourne autour d’elle, tel un amoureux transi cherchant à faire une déclaration d’amour, le ravissement est au rendez-vous. Fidèle à lui-même, il termine en interprétant du Monk, We See, une pièce qu’il met à sa mesure tout en lui restant fidèle dans l’esprit. Et cet Eric McPherson (batt), quel magnifique éclairagiste derrière ses cymbales.
Le Vigeant de l’esprit de synthèse:
Nihil Novi, Marcus Strickland (Blue Note)
Le Vigeant de l’album ayant le plus bel ambiance familial:
In Movement, Jack DeJohnette, Ravi Coltrane, Marcus Garrison (ECM)
Le Vigeant pour l’album carte de visite:
Book of Intuitions, Kenny Barron (Impulse!)
Au moment d’entrer en studio, le vénérable pianiste avait soufflé sur sa 72e chandelle le mois précédent. À ce stade de sa vie, Barron ressent le besoin de tracer une sorte de bilan de sa carrière en ré-interprétant des pièces qu’il avait déjà enregistrées, parfois en trio, parfois dans des contextes musicaux différents. Le titre de l’album est joliment trouvé: ses intuitions ont rarement laissé tomber le pianiste. Les oreilles grandes ouvertes, les doigts agiles, l’esprit en alerte, l’heure du déclin n’est pas arrivée. Ses vigoureuses improvisations, accompagnées par deux rythmiciens remarquables, Kiyoshi Kitawaga (cb) et Johnathan Blake (batt), donnent une nouvelle jeunesse à ces beaux thèmes sentant bon le Brésil, l’Afrique et New York, des terres de prédilection du musicien. Il salue Monk au passage – après tout, Barron n’a-t-il pas fait partie de Sphere ? – et termine en rendant un émouvant hommage au contrebassiste Charlie Haden (Nightfall).
Le Vigeant de l’OVNI de l’année:
And The, Pierrick Pédron (Jazz Village)
Le Vigeant de l’artiste cherchant à sortir de ses pompes:
Old Locks and Irregulars Verbs, Henry Threadgill Ensemble Double Up (Pi Recording)
Henry Threadgill a écrit une longue suite en quatre mouvements à laquelle il a incorporé, pour une rare fois, des partitions pour pianos. Il a fait appel pour les interpréter à deux musiciens chevronnés, Jason Moran et David Virelles. Clés de voûte d’une architecture fine et raffinée, les notes d’ivoire apportent une fraîcheur bienvenue à la musique du compositeur qui a choisi de rester sur les lignes de côté. Fidèle à lui-même, les divers jeux polyphoniques (très beaux enchevêtrements entre les saxophones altos et le tuba, par exemple) lui permettent de varier la densité harmonique du récit, les dynamiques sonores et d’alimenter les improvisations sans avoir à établir une réelle ligne mélodique.
Le Vigeant parce qu’à deux, c’est toujours mieux:
A Cosmic Rhythm With Each Stroke, Vijay Iyer & Wadada Leo Smith, (ECM)
Le Vigeant de l’album du papy qui fait encore de la résistance passive:
I Long to See You, Charles Lloyd and the Marvels (Blue Note)
Le Vigeant de l’album le plus en phase sur son époque tant sur le plan musical que social:
Real Enemies, Darcy Argue’s Secret Society (New Armsterdam)
Le Vigeant de la révélation (personnelle parce que cela fait un bail que le gars circule dans le cirque) de l’année
Rising Grace, Wolfgang Muthspiel (ECM)
Le Vigeant de l’album de l’année si ce n’était de l’album de l’année:
Beauty & Truth, Joachim Kühn New Trio (ACT)
Et le Vigeant pour l’album de l’année:
The Distance, Michael Formanek Ensemble Kolossus (ECM)
Il est rare que Manfred Eicher remette les clés de sa maison à un très grand orchestre. Le contrebassiste américain a réuni une belle brochette de 18 musiciens, tous des gens qui partagent ses conceptions avant-gardistes de la musique improvisée, qu’il confie à la direction de Mark Helias. À l’exception de la pièce-titre, l’album est constitué par une longue suite de neuf parties, totalisant plus d’une heure. Formanek révèle son goût pour les nuances, la superposition des textures, les climats variés. Habile, il fait monter les pressions de quelques ostinatos, prélude à d’éblouissants feux d’artifice sonore. Bien appuyés par une formidable section rythmique qui pigmente l’ensemble de couleurs inattendues, les solistes, qui sont souvent placés sous des éclairages différents, comprennent les enjeux et relèvent les défis avec brio. Une partie du mérite de la réussite revient aux deux hommes derrière les consoles, Jon Rosenberg et David Torn, qui saisissent avec art toutes les nuances de l’orchestre.