On n’échappe pas toujours à son premier amour.
Par François Vézina
Les sous-sol lavallois accueillent parfois les premiers élans sentimentaux.
En ce temps-là, oh! je ne devais même pas avoir 20 ans, un ami organisait ce qu’il appelait des « nuits du jazz ».
Riche idée.
C’était surtout une occasion de boire un coup, de jouer au pool, de jaser de tout et de rien, de prendre du bon temps avec une joyeuse bande, quoi.
Et c’est alors que je l’entendis.
Mélodieuse. Mystérieuse. Magique.
Une seule phrase, presque timide mais insistante avait suffi à me troubler. Le coup de foudre.
Plus rien n’existait, seulement elle et moi. Le brouhaha de la salle fondait devant la délicatesse de sa poésie, de son assurance. Mon air ahuri a dû inquiéter les copains.
– Ça va François, t’es tout pâle.
– Et puis après ?
La sirène poursuivait sa séduction, m’enveloppant de sa chaleur bienfaisante. Portant divers masques, tous plus charmeurs les uns que les autres, elle inventait des nouvelles phrases, belles comme des plages désertes; elle m’enseignait un langage, enivrant comme un Château Bujan, elle improvisait, ensorcelante comme une danse andalouse.
Mon coeur battait à des rythmes imprévisibles.
Elle me revigorait. Je me sentais comme une plante synthétisant son premier rayon de soleil. Et même sa lassitude latente, qu’elle faisait mine d’afficher en toute pudeur, parvenait à me consoler.
Dans mon for intérieur, je savais que ma vie ne serait plus la même. Je confondrai le bleu et le vert. J’apprendrai les bases du flamenco. Je deviendrai pique-assiette. Je lui pardonnerai tout, sa légèreté, sa profondeur, même ma totale mélancolie.
Je la croyais toute simple. J’appris bien plus tard qu’elle était, en fait, une grande révolutionnaire. Subtilement, elle créait des modes, popularisait une nouvelle harmonie.
Au cours des années qui ont suivi cette rencontre, je lui ai fait quelques infidélités, la trompant avec des plus jeunes et des plus vieilles, des plus conventionnelles et des plus folles, des mélancoliques et des excitées. Mais au moindre coup de cafard ou au moindre signe d’allégresse, je courais vers elle, confiant de la retrouver, toujours présente, toujours belle, toujours accueillante.
Ce premier soir, elle ne resta pas longtemps, moins qu’une heure. Toutefois, je savais qu’elle serait mienne: elle m’avait donné rendez-vous chez un gars nommé Sam, au centre-ville. Zut! J’avais oublié de lui demander son nom. J’interrogeais mon hôte.
– Dis Stéphane, je… que… wow ?
– Kind of Blue, de Miles Davis.
On reste toujours fidèle à son premier amour.