L’année 2018 vient de nous quitter et revoici le temps de dresser la liste de nos albums de jazz préférés, ou moins prosaïquement, mes prix Vigeant (nommés en l’honneur de mon gourou de la note syncopée).
Par François Vézina
Sans en être surpris outre mesure, les petites maisons de disque comme Act, Smoke Session ou autre Pi s’arrachent la part du lion, reflet de leur remarquable travail artistique. Par ailleurs, plusieurs grands musiciens américains ont continué de s’inspirer du hip hop, à la recherche d’une nouvelle source d’énergie.
De l’autre côté de l’océan, le jazz hexagonal, complètement décomplexé, maintient sa créativité. Et s’il y a un nom pour résumer l’année, je propose celui de la guitariste Mary Halvorson, dont le nom apparaît deux fois sur ma liste, et dont un troisième album, Code Girl, que je n’ai pas encore écouté, a aussi été salué par la critique.
Commençons par quelques mentions fort honorables.
Ambrose Akinmusire, Origami Harvest (Blue Note)
Kenny Barron, Concentric Circles (Blue Note)
Steve Coleman and Five Elements, Live at the Village Vanguard, vol. 1 (The Embedded Set) (Pi Recordings)
Charlier/Sourisse/Winsberg, Tales from Michael (Gemini)
Brad Mehldau, Seymour Reads the Constitution! (Nonesuch)
Hors-série : le Vigeant de l’album sorti en 2017 mais écouté en 2018
Scott Dubois, Autumn Wind (Act)
Dubois (g) repousse vers de nouveaux retranchements les rapports entre musique écrite et improvisation, entre musique classique contemporaine et jazz. Ses compositions souvent sombres s’inspirent du jeu libre de ses compagnons de quatuor. Il fait aussi appel à deux autres quatuors, un à cordes, l’autre à vents. La première pièce Mid-September Changing Light est un solo de guitare. Chaque instrument sera ensuite intégré, chacun son tour, jusqu’au jaillissement final. La contribution du nouvel arrivant est parfois à peine perceptible: une note tendue d’un vent, la corde pincée d’un violon. Il peut aussi approfondir le thème, comme le violoncelle, servir de contre-chant, comme la flûte. Dubois réserve les parties improvisées aux jazzmen, dont le rôle est de venir perturber la nature, l’ordre contemplatif qu’il a lui-même mis en place. Le guitariste et Gebhard Ullmann (st, cl-b) s’acquittent fort bien de cette tâche.
Le Vigeant parce qu’il ne faut pas oublier la tradition
Eddie Henderson, Be Cool (Smoke Session)
« Sois cool », lance Natsiko Henderson à son trompettiste de mari quand elle était fâchée contre lui. Cette fois-ci, nul besoin de réprimande. Eddie Henderson maîtrise parfaitement la situation. En compagnie de son complice cuisinier, Donald Harrison (st) et d’une formidable section rythmique menée par l’inusable Kenny Barron (p) qui donne au groupe un véritable sens de la direction, il rend hommage à des proches et des amis tout en visitant son passé. Mais ce repli sur soi n’est qu’apparent. Loin d’être passéiste, Henderson trempe son hard bop, son funk, sa gouaille dans une sauce qui est loin d’être rance. Si son jeu plein d’autorité peut parfois se fragiliser, c’est pour mieux se mettre au service de la chanson (After You’re Gone; Easy Living; Dla Juzi). Il sait aussi brouiller les pistes, comme en fait foi cette étonnante version de Naïma qui semble surgir d’une partition de My Favorite Things. Oui, il est pas mal cool, M. Henderson.
Le Vigeant de l’album qui s’est retrouvé sur la liste à la dernière minute
Cécile McLorin-Salvant, The Window (Mark Avenue/Justin Time)
La jeune chanteuse aux racines caraïbes ose encore et tente l’expérience du duo. Accompagné par l’astucieux et attentif Sullivan Fortner (p) et, le temps d’une transcendante Peacock, Melissa Aldana (st), McLorin Salvant sublime tout ce qu’elle touche: r&b (Visions; One Step Ahead), variété (By Myself; Were Thine that Special Face), comédie musicale (The Sweetest Sounds; Somewhere; The Gentleman Is a Dope). Les arrangements dépouillés mettent en relief la voix remarquable de la chanteuse. Comme les plus grandes qui l’ont précédée, elle sait en jouer afin d’en faire jaillir la moelle émotionnelle sans sentimentalité de façade. Elle n’oublie pas sa langue maternelle, reprenant avec une justesse inouïe une vieille chanson française (J’ai l’cafard) et composant elle-même une jolie À Clef. À quand un album exclusivement dans la langue d’Aimé Césaire ?
Le Vigeant de l’album dont la pochette est digne d’un film d’horreur
Dan Weiss, Starebaby (Pi Recording)
La photo du batteur à l’intérieur de la pochette est un programme en soi: courte barbe, chandail sans manche, yeux étonnés, un badass authentique. L’univers chaviré de Weiss n’est pas celui de La Nouvelle-Orléans, ni même celui de New York. C’est le sien. Il convie ses partenaires comme Matt Mitchell (clav), Craig Taborn (clav) ou Ben Monder (g) à des jeux étonnants, à des synergies paradoxales. Episode 8, la dernière piste de l’album, offre un bon résumé: alternance entre temps violent et temps calme, entre colère et sérénité, entre ongles incarnés et caresse douce. Les enchaînements sentent le bon vieux progressif, celui qu’incarnaient des formations au son lourd comme King Crimson ou Yes (notre héros cite Close to the Edge parmi ses 30 albums favoris). Sous les baguettes aiguisées du batteur, le tempo se décuple, s’enveloppe, retient son souffle, prêt à se découdre, avant de libérer les autres acteurs ou les pousser dans leurs derniers retranchements pour mieux les dévoiler. Du béton bien armé.
Le Vigeant de l’album d’un accordéoniste (mon pote n’aime pas cet instrument en jazz)
Vincent Peirani, Living Being II Night Walker (Act)
À l’instar de nombreux musiciens de jazz, l’accordéoniste français est un récupérateur et un compositeur doué. Puissamment aidé par sa formation au sein de laquelle on retrouve le fidèle Émile Parisien (ss), toujours aussi inspiré, il transforme en pépites d’or des thèmes provenant d’horizons aussi différents que la variété américaine (Bang Bang) et l’opéra baroque (l’aria What Power Art Thou) tout en respectant leur âme. Sa grâce se manifeste pendant le magnifique hommage à Led Zeppelin (Kashmir to Heaven) au cours de laquelle le solo aux accents orientaux de Parisien débouche sur le motif de Kashmir. Peirani n’est pas qu’un simple arrangeur puisque ses propres compositions magnifiquement exécutées ont du souffle, du coffre, et de l’énergie. L’état de grâce, c’est ça.
Le Vigeant parce qu’à trois, c’est pas mal
Joachim Kühn New Trio, Love & Peace (Act)
Deuxième opus fort réussi pour le pianiste allemand et ses alliés Chris Jennings (cb) et Eric Schaefer (batt). Le New Trio – combien de temps peut-on rester « nouveau » ? – demeure un bon véhicule pour permettre à Kühn à exprimer l’étendue de son talent de musicien et de compositeur. Esprit libre, il peut dévergonder Modeste Moussorgski (Le Vieux Château, extrait des Tableaux d’une exposition), poursuivre son exploration des Doors (The Crystal Ship), visiter son propre passé (Night Plans, qu’il réduit de six minutes, ou Phrasen, toujours aussi échevelé) ou créer de nouvelles mélodies (Love and Peace; Barcelona – Wien). Le septuagénaire se laisse toujours enivrer par les thèmes qu’il développe avec une passion méritoire. Sa main gauche semble se glisser dans les propositions d’accompagnement de ses partenaires tandis que la main droite danse au gré de sa fantaisie, parfois de manière vive, parfois de manière plus introspective.
Le Vigeant mais à deux, c’est mieux
Mary Halvorson, The Maid with the Flaxen Hair (Tzadik)
Celle que Jazz Magazine juge comme la « guitariste phare de la nouvelle scène expérimentale US » s’allie avec le vétéran Bill Frisell pour rendre un joli hommage, tout en douceur, à un troisième pinceur de cordes, Johnny Smith, dont ils reprennent le célèbre Walk Don’t Run et d’autres pièces que celui-ci a enregistrées tout au long de sa carrière. Halvorson a trouvé un interlocuteur idéal en Frisell, lui qui a pu suivre quelques leçons de Smith. Les deux guitaristes adoptent un style fluide permettant à chaque note de trouver sa place dans une narration dépouillée de tout artifice. Ils se complètent à merveille, chacun semblant prolonger le jeu de l’autre. La beauté surgit au détour d’une phrase lumineuse, de quelques harmoniques judicieuses. C’est frais comme une rosée matinale, c’est chaleureux comme un rayon de soleil perçant sa fenêtre de cuisine au petit déjeuner.
Le Vigeant du meilleur hôte
Émile Parisien Quintet, Sfumato Live in Marciac (Act)
Au printemps 2017, Émile Parisien (ss) présente à Marciac son nouveau quintette au sein duquel figurent les jamais ennuyeux Joachim Kühn (p) et Manu Codjia (g). Quelques mois plus tard, la formation revient dans la petite commune du Gers. Elle est accompagnée de quelques invités prestigieux: le vieux pote et partenaire du saxophoniste, Vincent Peirani (acc), l’insaisissable Michel Portal (cl-b) et, le temps d’une Temptation Rag festive et d’une flamboyante Transmitting, le parrain de Jazz in Marciac, Wynton Marsalis (tp), droit dans ses bottes. La captation rend justice à la puissance narrative et expressive de l’écriture et du jeu de Parisien (Le Clown tueur de la fête foraine; Balladibiza). Le groupe peut aussi dynamiter quelques murs par une énergie vitale et viscérale (Missing a Page). L’album comprend aussi un dvd comprenant trois pistes supplémentaires.
Le Vigeant du plus bel hommage
Joshua Redman, Still Dreaming (Nonesuch)
Le saxophoniste rend un hommage, de manière détournée, à son père Dewey en évoquant le groupe Old and New Dreams d’excellente mémoire. Au-dessus de ce magnifique quatuor que complètent Ron Miles (cornet), Scott Colley (cb) et Brian Blade (batt), s’étend une autre ombre, celle d’Ornette Coleman. Même si elle en reproduit la richesse des échanges, et, parfois ses accents festifs (Blues for Charlie) ou laisse échapper quelques effluves africains (Unanimity), la formation refuse de suivre servilement son modèle, n’empruntant que Playing au répertoire du groupe, et en soulignant son côté plus sombre et mélancolique. À la fin de l’album, surgit comme d’un songe, Lonely Woman, comme pour nous rappeler que le rêve d’Ornette et de ses disciples n’est pas encore évanoui. Finalement, c’est ce qui compte.
Le Vigeant de la confirmation de l’année
Charles Lloyd & the Marvels + Lucinda Williams, Vanished Gardens (Blue Note)
Comment Charles Lloyd, une confirmation ? Ce type figure au Panthéon, le placer dans la catégorie « confirmation », c’est du gratin dauphinois… Bien sûr, bien sûr, mais le prix est décerné à ce groupe particulier de Lloyd, empêcheur de tourner en rond, grand malaxeur des genres. Le saxophoniste renoue avec ses Merveilles et reprend la route menant vers l’Amérique profonde. Une invitée de marque est montée à bord de l’autocar: la chanteuse de blues et de country Lucinda Williams. Tous deux se partagent en alternance le programme: au vénérable saxophoniste octogénaire à l’esprit toujours vif, les pièces instrumentales aventureuses (à l’exception de Ballad of the Sad Young Men); à la chanteuse à la voix rocailleuse, les belles complaintes émouvantes. Les musiciens entourent Williams comme de bonnes couvertures chaudes, prolongeant avec brio ses rengaines sorties du cœur. Lloyd et Bill Frisell (g) complètent l’album en interprétant Monk’s Mood, de Thelonious Monk et accompagnent Williams pour une version torride d’Angel, de Jimi Hendrix. Monk et Hendrix, deux artistes forts en tripes. Sûrement une coïncidence.
Le Vigeant de la révélation de l’année :
Walter Smith III, TWIO (Whirlwind Recording)
Twio? Twio pour deux trios (two trios). Qu’il soit accompagné par Hugh Raghaven ou Christian McBride à la contrebasse, Smith (st) profite surtout des nombreuses provocations d’Eric Harland (batt) pour se lancer dans de superbes improvisations, tournant autour des divers thèmes comme des feuilles tourbillonnantes. Son jeu sec, mais jamais aride, tonne juste, particulièrement pendant les très bonnes reprises de Ask Me Now et surtout Adam’s Apple, la grisante composition de Wayne Shorter. Comme un bonheur ne vient jamais seul, voici que les trios se transforment en quatuor par l’arrivée d’un Joshua Redman (st) des grands jours. Les deux saxophonistes transforment leur rencontre en un dialogue passionnant et tonique (On the Trail et Contrafact, la seule composition de Smith de l’enregistrement).
Le Vigeant de l’album de l’année si ce n’était de l’album de l’année
Raphaël Imbert, Music Is My Hope (Jazz Village)
Premier, mais immense coup de cœur de l’année 2018. Imbert rend un sublime hommage au gospel, au negro spiritual. Le fantôme du grand acteur et chanteur noir américain Paul Robeson flotte sur l’album. On entend d’ailleurs sa voix au début de l’album, récitant un monologue d’Othello, introduction magique à Peat Bog Soldiers, un hymne composé par des prisonniers d’un camp de concentration allemand en 1933, et certaines chansons qu’il a popularisées. Imbert salue la dimension humaine et universelle de cette musique créée par des gens qui espéraient en un monde meilleur, ici ou ailleurs. Une manière de se révolter. Des arrangements envoûtants sentant la sueur mettent à profit les voix de Marion Rampal et d’Aurore Imbert, enveloppées dans section rythmique cotonnée. Le cri déchirant d’un saxophone ou d’une clarinette s’échappe parfois. C’est beau à en pleurer. Se réveille en notre mémoire, une citation de Tristan Bernard, à la suite de son arrestation par les nazis: « Jusqu’à présent, nous vivions dans la crainte, désormais, nous vivrons dans l’espoir ». Beau à en pleurer, vous dis-je.
Le Vigeant de l’album de l’année
Thumbscrew, Ours (Cuneiform Records)
Revoici Mary Halvorson! La guitariste renoue avec ses partenaires du trio Trumbscrew. Son jeu adroit et dépouillé épouse parfaitement les lignes puissantes de Michael Formanek (cb) et les motifs rythmiques rugueux et inattendus de Tomas Fujiwara (batt). Leur magnétisme est irrésistible, comme des pièces d’un puzzle sans modèle qui s’assemblent sans problème. L’originalité des compositions proposées accorde peu de répit à l’auditeur rivé à son fauteuil par l’intensité et la conviction de l’exécution. Les conversations sont fort intéressantes, saisissantes, souvent surprenantes avec, parfois, comme ultime récompense au bout des parcours, le découpage d’un thème qui se laisse deviner. Du grand art.