L’année 1974 fut celle de la parution du premier disque de Kiss, de Diamond Dogs de David Bowie et d’un long-jeu nommé Beau Dommage, premier album du groupe québécois du même nom qui allait marquer l’imaginaire collectif.
Par Philippe Rezzonico
En dépit de diversités sonores et stylistiques majeures, Kiss, Diamond Dogs et Beau Dommage ont un trait commun : ils sont tous nés à l’ère du vinyle. Pour les membres de Beau Dommage, la parution d’un coffret rééditant les albums du groupe quatre décennies après sa naissance est une belle façon de boucler définitivement la boucle.
En cette ère de musique virtuelle où le disque compact perd de plus en plus de terrain, il est presque étonnant de se rappeler qu’en 1974, un disque vinyle était obligatoirement le support de diffusion principal, même si les cassettes quatre et huit pistes existaient. Quatre des cinq albums studio de Beau Dommage ont d’ailleurs vu le jour à cette époque.
« C’est important cette réédition, car il s’agit du format dans lequel ces disques sont sortis, note le batteur Réal Desrosiers. C’est leur vrai support. Quand on a sorti le coffret de disques compacts en 1988, ce n’était pas l’original à mes yeux. Dans le temps, on faisait des disques à deux faces. De nos jours, avec les autres supports, tu peux programmer les chansons numéro 1, 8 ou 7 si tu le désires. Avant, il fallait être en forme pour se lever et « sauter » les tounes d’un vinyle. »
L’intégrale de l’œuvre de Beau Dommage a eu droit au traitement royal de numérisation en 2008 pour les fins de L’album de famille, un coffret somptueux qui comprenait tous les albums studios en format compact ainsi que des prises rares, des extraits inédits et des DVD. Mais jamais la qualité sonore de ces albums n’avait été remise à jour dans son format d’origine.
« J’estime qu’il est apaisant de boucler la boucle, de revenir au point là où on est parti », précise Robert Léger. Ce dernier estime aussi qu’il n’avait jamais été totalement satisfait avec les gravures des premiers disques de Beau Dommage.
« Je ne veux nullement déprécier le travail qui s’est fait à l’époque, mais je me souviens qu’avec (Michel) Rivard et Réal, on écoutait nos premiers vinyles et on trouvait que ça ne « sonnait pas ». Au début des années 1970, on maîtrisait encore mal le mixage, la gravure et le mastering au Québec, en comparaison de ce qu’on entendait sur des disques américains et britanniques. Là, je pense que nous sommes satisfaits. »
Pour Marie Michèle Desrosiers, cette réédition tombe à point.
« Je n’ai pas de copie de notre premier disque en format vinyle, avoue-t-elle. Et le Beau Dommage de 1994, il n’a jamais été produit en vinyle. »
« Marshall MacLuhan l’a dit : le média est le message, précise Léger. Des vinyles, ce sont comme de vieilles diapositives. Ici, c’est comme si tu retournais avec ta blonde de 16 ans. Il y a quelque chose de poétique. »
Le beau son
Beaucoup d’audiophiles n’en démordent pas : le vinyle demeure à leurs yeux le support qui rend le plus justice à la qualité du travail des musiciens en studio. D’autres mélomanes soutiennent que les disques compacts numérisés en 24 et 32 BIT sont tout aussi performants, risque d’usure en moins.
On ne tranchera probablement jamais ce débat, mais il semble y avoir de nos jours une forme de consensus entre les amateurs qui ont grandi avec le vinyle et la jeune génération qui l’a découvert bien après avoir consommé de la musique en format compact et virtuelle : il ne s’est jamais vendu autant de vinyles depuis que le disque compact a relégué le vinyle au second plan à la fin des années 1980.
« Je pense qu’il y a une notion de beau son, croit Réal Desrosiers, afin d’expliquer l’attrait des vinyles auprès de plusieurs générations. La musique sur iTunes est tellement compressée… De nos jours, il y a des artistes qui créent dans leur salon sur des appareils qui valent 5000 $ Nous sommes loin du temps où on allait au studio de Morin Heights et où l’on mettait deux jours à peaufiner le son du drum.
« Dans ce temps-là, il y avait une séparation des instruments à la source. Aujourd’hui, on fait du sample (échantillonnage) pour reproduire la basse de Tony Levin (le bassiste de Peter Gabriel). Dis-toi que mon son de drum, je l’avais travaillé. Tout comme la guitare de Rivard. C’était « son » son.
« Il n’y aura pas d’autre disque de Beau Dommage, mais on ne verra plus jamais ça six personnes dans un vrai studio comme dans le temps. Aujourd’hui, il n’y a que des McCartney et des James Taylor qui ont les moyens de faire ça. Quand tu penses que The Police et les Bee Gees venaient à Morin Heights et que le studio a fermé parce qu’il n’y avait plus personne qui n’y allait. »
« Je serais curieux de voir le profil des gens qui achètent des vinyles aujourd’hui, s’interroge Robert Léger. Est-ce qu’il y a beaucoup de jeunes? J’enseigne à l’École de la chanson de Granby et tous mes élèves ont entre 18 et 24 ans. Je ne suis pas sûr qu’un seul d’entre eux ait une table-tournante. »
« Je pense que ce coffret est avant tout un objet de collection pour le 40e anniversaire du premier disque, note Marie Michèle Desrosiers. On a voulu faire un clin d’œil aux fans de longue date. »
Le culte de l’objet
Même les jeunes ne sont pas insensibles aux grandes pochettes des vinyles. Mais pour Robert Léger, il y a aussi l’aspect physique de l’objet.
« Quand je dépensais 5 $ pour acheter un disque, j’y faisais attention. C’était quelque chose de précieux que je pouvais toucher. Il y avait 12 ou 14 chansons. Je les écoutais toutes. Souvent.
« J’ai parfois l’impression que les jeunes d’aujourd’hui écoutent ce qui est paru il y a trois ou six mois, puis, ils passent à autre chose. Il y a une instantanéité de nos jours. Remarque, l’offre est immense… et gratuite. »
L’héritage
Il est fascinant de constater qu’en cette année où Beau Dommage célèbre 40 ans d’existence, le groupe a eu, dans les faits, une durée de vie réelle de moins d’une décennie. Le groupe a été en activité de sa naissance en 1973 à sa rupture en 1978, puis durant deux ou trois autres années pour la création du disque de 1994 (Beau Dommage) et les spectacles qui ont suivi.
Tout le reste (les retrouvailles pour les spectacles de 1984 à Québec et Montréal, le show de 1992 et la participation aux Francofolies de 2008) fut épisodique.
« Je dis toujours à la blague qu’on a existé seulement quatre ans, rigole Desrosiers. J’ai fait le total l’autre jour. Sauf erreur, on a composé 59 chansons en tout. »
« L’amitié et la collaboration ont été toujours été là, précise Marie Michèle. Pierre Bertrand a fait des musiques, Robert Léger m’a fait des paroles, Michel a écrit sur mon disque. L’esprit de groupe a toujours été là. »
Fascinant, disais-je, parce que l’influence de Beau Dommage – comme celle d’Harmonium, d’ailleurs -, se fait encore sentir auprès des plus jeunes générations, que cela soit par l’entremise d’artistes comme Mara Tremblay, Vincent Vallières, Les sœurs Boulay.
En dépit de longues absences, on a l’impression que la musique de Beau Dommage a toujours fait partie du paysage, tout comme la musique des Beatles et de Led Zeppelin.
« Il y a quelques années (fin des années 2000), une jeune assistante (NDLR : Réal Desrosiers fut réalisateur à Radio-Canada) m’a demandé si Échappée belle (1994) et Tous les palmiers (1974) étaient parues sur le même disque. Elle n’y voyait pas de différence. Elle avait entendu les deux chansons à la radio toute sa vie. »
Il est vrai que ce coffret n’est pas le premier à voir le jour, même si cela semble évident que c’est le dernier.
« C’est la faute des compagnies de disques, poursuit Desrosiers. Nous n’avons pas de contrôle là-dessus, mais nos coffrets sont populaires. En 1988, quand EMI (qui chapeautait le catalogue de Beau Dommage) a appelé à Los Angeles pour présenter l’idée du coffret de nos quatre premiers disques, les gens en Californie étaient sceptiques.
« Ils venaient de lancer le coffret de John Lennon qui s’était écoulé à 4000 exemplaires. Ils se demandaient qui était « Brain Damage »… On en a vendu plus de 100 000. C’est le coffret le plus vendu de l’histoire au Canada. Quand Universal (qui chapeaute désormais le catalogue de Beau Dommage) nous a approchés pour ce coffret, on a dit qu’on n’avait plus rien. On ne fera pas de disque de Noël… Marie Michèle l’a déjà fait et elle l’a bien fait. »
Mais?
« Mais refaire un incident à Bois-des-Filion en salle avec un orchestre symphonique… »
Finalement, elle est peut-être là, l’idée.
Pourquoi ne passer pousser la logique à l’extrême et profiter de la réédition du catalogue en vinyle pour livrer ces albums sur scène comme ils ont été créés? Une série de spectacles de Beau Dommage à la Maison symphonique aux FrancoFolies 2015 où chaque disque serait joué intégralement et en séquence, ça serait bien, non?
Faudra en parler à Laurent Saulnier.