Bruce Springsteen 1979-1983 : la musique, l’œuvre et la vie

Sept albums – six avec son groupe fétiche et un en solo – échelonnés sur un peu plus d’une décennie : Bruce Springsteen The Album Collection Vol. 1 1973-1984, réédité en format compact et vinyle, mardi, se veut l’héritage du plus important auteur-compositeur et interprète américain depuis 40 ans.

Par Philippe Rezzonico

Pour ses fidèles de la première heure, ce coffret est l’occasion de revivre sa jeunesse en chronologie. Pour ceux nés plus tard, le boîtier se veut un livre d’histoire qui permet de découvrir un monument, comme on le fait encore de nos jours avec les Beatles ou Elvis.

Et pour ceux qui ont entendu ces chansons dans une salle de spectacle et dans un stade, ici ou ailleurs, l’écoute entière de cette œuvre n’est rien de moins qu’un cas de téléportation instantanée sur la route du tonnerre.

Hormis Born In the U.S.A. qui est paru au moment où le disque compact amorçait sa commercialisation à grande échelle, ces disques sont parus à l’époque du vinyle. Nul doute que les vieux de la vieille et les jeunes qui viennent de découvrir les nouvelles platines risquent de privilégier le grand format, même s’il est plus onéreux.

Cela permet d’ailleurs de mieux apprécier le livret de 60 pages où l’on voit des photos d’antan et des découpures de journaux qui permettent de mesurer l’ascension vers les sommets du petit gars de Freehold, au New Jersey.

Mais comme les vinyles ont pratiquement disparu du radar – sauf pour les DJ – dans la deuxième portion des années 1980, il y a près de deux générations d’amateurs qui ont connu ses albums uniquement en format compact.

Voilà pourquoi les commentaires d’ordre technique qui suivent sont liés à l’écoute de ce coffret en format compact. De toute façon, jamais n’aurais-je eu le temps d’écouter tout ça – trois fois – avec attention durant le week-end, si j’avais dû m’installer devant ma table-tournante.

Et puis, c’était logique d’écouter tous ces disques au moins une fois en roulant en voiture quand tu réalises que des 77 chansons réunies sur les huit vinyles d’époque (The River est un double album), tu les a toutes entendues – sauf six – dans un spectacle quelque part dans une autre ville, un autre pays ou même un autre continent.

Greetings From Asbury Park, N.J. (1973)

La première version compacte des années 1980 n’était pas terrible. Celle comprise dans la première version du coffret Bruce Springsteen The Collection 1973-84, paru en 2010, ne l’était pas plus.

Ici, on note d’emblée une ampleur supérieure, mais surtout, la disparition du son « métallique » qui caractérise les premiers transferts de l’analogue au numérique. Plus de chaleur et de rondeurs dans les cuivres et les orgues.

Nous avons l’impression que Springsteen est dans notre salon à l’écoute de Mary Queen of Arkansas, tant la guitare acoustique est bien nette. For You n’a jamais été aussi agréable à entendre et la définition des instruments dans It’s Hard To Be a Saint in the City  est impeccable. Très sympa, aussi, de retrouver la pochette avec la languette en forme de carte postale.

The Wild, The Innocent and The E Street Shuffle (1973)

Ce disque a beau être paru il y a quatre décennies, il a été superbement enregistré à la source et le récent travail en studio le hisse à un niveau inégalé. C’est – de loin – le travail à l’orgue, aux claviers et à l’accordéon de Danny Federici et David L. Sancious qui en profite le plus. Nous sommes transportés sur le boardwalk d’Asbury Park pour une 4th of July, Asbury Park (Sandy) plus mélodique que jamais.

Jamais les nuances de Kitty’s Back, la chanson la plus atypique du catalogue de Springsteen avec ses influences blues et jazz, n’ont été si savoureuses. Quant à Rosalita (Come Out Tonight), déjà retravaillée pour le Greatest Hits de 2009, elle explose littéralement d’exubérance juvénile et dans les haut-parleurs.

Mais c’est New York City Serenade qui remporte la palme. L’intro où le piano de Roy Bittan passe d’un jeu classique, à jazz, puis à pop est plus mémorable que jamais. La précision de la guitare sèche, les percussions fines, les envolées de violons arrangées par Sancious, le crescendo grandiose. Écouter ça à un tel niveau sonore relève de l’extase.

Born To Run (1975)

Si vous êtes procurés le coffret Born To Run 30th Anniversary Edition en 2005, vous avez déjà entendu Born To Run comme il le fallait. Comment résister à l’harmonica qui ouvre Thunder Road, ce chef-d’œuvre d’écriture qui ne contient ni refrain, ni répétition, parsemé de phrases-choc qui jalonnent cette épopée sonore et cinématographique?

Comment ne pas apprécier les arrangements de cuivres concoctés par Steven Van Zandt pour Tenth Avenue Frezze-Out, la chanson qui parle des racines du E Street Band? Peut-on sérieusement ne pas être touché par la montée en puissance du piano de Bittan et du cri primal de Springsteen sur Backstreets? Qui n’a pas le goût de brandir le poing à l’écoute d’une Born To Run où le solo de Clarence Clemons est imprimé dans le code génétique de tout fan de Springsteen. Ce même Big Man dont le pont musical de trois minutes constitue le fait saillant d’une Jungleland de légende. Impossible.

Les hymnes de Springsteen sont imparables et vous rentrent droit au cœur. Et en dépliant le disque, on peut admirer la légendaire photo de Bruce appuyé sur Clarence réalisée par Eric Meola.

Darkness On the Edge of Town (1978),

Là aussi, le coffret de 2010, The Promise: The Darkness On the Edge of Town Story, a permis de démontrer la pleine mesure de ce disque parfois dénonciateur (Darkness On the Edge of Town), rageur (Adam Raised A Cain), incendiaire (Streets of Fire), fiévreux (Candy’s Room) et rassembleur (The Promised Land).

Nul doute que ce sont les guitares acérées de Springsteen qui bénéficient le plus du traitement sonore majoré, même si la touchante Something in the Night et l’émouvante Racing in the Street sont bouleversante. Racing…, peut-être la chanson qui résume le mieux l’essence d’un jeune homme à la fin des années 1970. Quiconque étant en amour et ayant participé ou assisté à des courses illégales de chars durant les nuits d’été sait ce que je veux dire.

The River (1980)

Sans aucun doute le disque de Springsteen le moins bien enregistré à la source, cet album-fleuve reprend enfin ses droits. Fini, le son étouffé qui oblige à hausser le volume à 14 pour percevoir les nuances tout en se perforant les tympans. Gommés, les échos qui rendaient insupportables l’écoute de la grosse caisse ou les cymbales de Max Weinberg.

C’est ailleurs Weinberg le grand gagnant du boulot en studio. On peut apprécier son jeu à la batterie lancé à 200 miles à l’heure sur Two Hearts, You Can Look (But You Better Not Touch), Ramrod, et particulièrement sur Cadillac Ranch et I’m a Rocker. La frappe est nette, le son est lourd, le plaisir est total.

The River est le disque du Boss qui a été enregistré le plus près de ce qu’est un disque « live ». Sherry Darling, gravée avec des amis et collègues en studio, est un clin d’œil assumé à la Quarter To Three de Gary U.S. Bonds, une chanson que le E Street Band jouait à la fin de ses spectacles des années 1970. Écoutez la frénésie de Clemons en finale, quand son saxo crache des cascades de notes. Jouissif.

Le«  remastering », comme disent nos cousins français, sied fort bien aux chansons déchirantes. Et il y en a plusieurs. Oui, nous descendons jusqu’à la rivière avec le Boss lors de la poignante chanson-titre et de son texte qui nous chavire autant que celui de Thunder Road, quoique pas pour les mêmes raisons. Nous sommes muets à l’entendre parler à son père dans Independance Day et déchirés à l’écoute des trahisons de la vie vécues par une jeune fille dans Point Blank.

Le cri du cœur du type largué dans Fade Away, les conséquences de The Price You Pay et, surtout, le périple de bagnole de Drive All Night nous collent à la peau, parce qu’on a tous vécu ça au moins une fois dans notre vie.

En raison de son enregistrement à la source moins peaufiné que ces prédécesseurs, The River n’atteint pas la perfection sonore de The Wild…, de Born To Run, ni de Darkness…, mais, de tous les disques, c’est celui qui bénéficie de la plus importante hausse de qualité et qui retrouve un dynamisme de jeunesse qu’on croyait à jamais perdu.

Nebraska (1982)

Ce qui est devenu Nebraska a longtemps été un ruban quatre pistes que Springsteen a trainé dans la poche de sa veste durant des mois. On se dit que la technologie ne peut faire de miracles.

Et pourtant, l’harmonica sur Nebraska, Mansion on the Hill et Reason To Believe est d’une clarté insoupçonnée. Johnny 99 et Open All Night semblent être d’une fougue renouvelée et State Trooper a l’air plus menaçante que jamais. Même en contexte minimaliste, l’enregistrement « stéreo » d’époque a bien servi.

Born In the U.S.A. (1984)

Encore aujourd’hui, mon problème avec quelques-unes des chansons de ce disque qui a généré tant d’extraits à succès est une certaine propension aux claviers des années 1980. C’est encore le cas pour la chanson-titre et Bobby Jean, mais d’autres titres profitent du nettoyage du 21e siècle, à commencer par Cover Me, Working On the Highway et Dancing In the Dark où la basse de Gary W. Tallent n’a jamais été aussi bien sentie.

I’m on Fire est plus charnelle que naguère et – en dépit de ses claviers – Glory Days ne perd rien de sa superbe. Finalement, ce n’est que justice que ce soit My Hometown qui soit la dernière des 77 chansons. Car durant plus de sept heures d’enregistrements, c’est de ça dont Springsteen parle : de sa ville qui l’a vu naître, de lui, de ses potes, de leurs joies, de leurs blondes, de leurs passions, de leurs espoirs et de leurs craintes qui ne sont pas différentes des nôtres.