C’est en 1976, trois ans après sa parution officielle, que je me suis procuré Raised On Rock. Il ne s’agissait pas de mon premier disque d’Elvis, mais du premier que j’achetais avec mon argent de poche. La pochette du vinyle ornée d’un Elvis photographié en spectacle et l’absence complète de fiche technique ne laissait aucunement présager la provenance de ces nouveaux enregistrements, à savoir, les studios Stax, à Memphis.
Par Philippe Rezzonico
Oui, oui… Stax. Pas les studios Sun Records, basés dans la même ville où Elvis y avait amorcé sa carrière dans les années 1950, mais bien Stax Record Co., Soulville U.S.A.: la maison des Otis Redding, Sam & Dave, Booker T and the MG’s, Carla Thomas et autres Issac Hayes. Tout le matériel enregistré dans ces studios par Elvis en 1973 est désormais regroupé sur Elvis at Stax, un coffret de trois disques mis en marché aujourd’hui.
Depuis son retour éclatant de 1968 à la télévision, Elvis avait repris le chemin des scènes et il était en résidence à Las Vegas ou en tournée incessante, comme en font foi les albums In Person (1969), On Stage (1970), That’s the Way It Is (1970) et As recorded at Madison Square Garden (1972). Peu de disques studio de matériel original ont vu le jour durant cette période et RCA voulait tabler sur le succès de la plus récente parution de spectacle, Aloha From Hawaii Via Satellite, pour lancer un autre album studio.
En plein processus de divorce avec son épouse Priscilla, Elvis n’avait pas le désir de retourner à New York où au RCA Studio B de Nashville pour enregistrer. Stax, c’était la porte d’à côté. Presley se rendait aux studios situés à quelques miles de Graceland dans sa Blackhawk Stutz blanc perle en dix minutes.
Vingt-huit chansons originales provenant de deux sessions d’enregistrements distinctes – juillet et décembre 1973 – verront le jour. Des chansons jamais regroupées sur un double album à l’époque en raison de l’incurie de RCA, rayon gestion de catalogue. Ces titres auront essentiellement été éparpillés sur trois albums : Raised On Rock (octobre 1973), Good Times (mars 1974) et Promised Land (janvier 1975). Outre ces 28 chansons, le coffret comprend 27 prises supplémentaires.
Spontanéité
Comme c’est toujours le cas avec les coffrets d’Elvis parus depuis deux décennies, les prises additionnelles regorgent de trésors, ce qui est dû en partie à la façon d’enregistrer d’Elvis : tout le monde joue en même temps, comme en 1956. On foire? Tant pis. On recommence au complet.
Il faut entendre la première prise de I Got a Feelin’ In My Body. La toute première… On jurerait entendre un band qui interprète cette chanson pour une centième fois sur scène : la basse lourde, le groove irrésistible, les choristes aux effluves gospel et un Elvis possédé. Magistral.
La quatrième prise de Promised Land se termine avec un solo allongé du guitariste James Burton, les septième et huitième captations de Find Out What’s Happening dégoulinent des lignes de B-3 de Bobby Emmons, tandis que la cinquième gravure de If You Talk To Your Sleep baigne dans les effluves du sud et exulte l’essence de Stax.
Les versions alternatives n’ont pas toutes des variantes aussi marquées avec les originales, mais le féru d’Elvis, celui à qui s’adresse ce coffret, va apprécier le périple par l’entremise des compostions aux racines pop, folk, R&B, soul et country.
Huit des 10 chansons gravées en juillet allaient se retrouver sur Raised On Rock. La chanson-titre fut écrite par Mark James, l’auteur de Suspicious Minds. Ce clin d’œil à la jeunesse des pionniers et des Hound Dog, Johnny B. Goode et autres Chain Gang prouve qu’Elvis en avait encore sous le pied après Burning Love (1972). Sentiment qui se vérifie aussi avec If You Don’t Come Back, Find Out What’s Happening et Just a Little Bit, cette dernière étant mise en boîte du premier coup.
L’émotion pure
Histoire d’équilibrer les rythmes et les tempos, les ballades For Ol’ Times Sake, Girl of Mine et Sweet Angeline démontrent à quel point la voix désormais adulte (38 ans) d’Elvis conférait texture et puissance évocatrice renouvelées à ses interprétations.
Ce sont d’ailleurs les titres enregistrés en décembre qui font une part belle au chanteur : Mr. Songman (pop parfaite d’influence Beatles), It’s Midnight (déchirante), Help Me (un appel à l’aide à Dieu) et la bouleversante My Boy, le message d’amour d’un père à son fils.
Dans le premier enregistrement de cette chanson, on entend la voix d’Elvis qui tremble d’émotion, résultante de la séparation avec sa fille, Lisa Marie, deux mois plus tôt. Le réalisateur Felton Jarvis voulait d’autres prises, ce qu’a fait Elvis avec réticence, bouclant l’affaire à la troisième prise.
Le livret de 44 pages comprend une introduction du directeur artistique Roger Semon, une mise en contexte historique de Robert Gordon et des photos de documents officiels jamais vus. Un autre bijou de présentation du producteur Ernst Mikael Jorgensen. Et peut-être bien le dernier… Car ces sessions d’enregistrement de 1973 représentent le dernier tour de piste d’importance d’Elvis en studio.
N’empêche, il était logique que le chanteur blanc à la voix la plus « noire » de l’histoire s’offre un passage dans l’un des studios qui aura contribué à l’émergence de la culture musicale afro-américaine.
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Elvis Presley, Elvis at Stax (RCA, Legacy), 4 étoiles