Gilbert Bécaud. Monsieur 100 000 volts. Monsieur Olympia. L’homme à la cravate à pois. Dix ans, déjà. En fait, dix ans le 18 décembre prochain qu’il nous aura quittés. Et comme la mémoire est une faculté qui oublie, on l’oubliait un peu. Les anniversaires qui soulignent les départs des grands ont au moins ça de bon. Ça permet de se souvenir et d’entretenir le souvenir.
Par Philippe Rezzonico
Pour celui qui fut né sous le nom de François Gilbert Léopold Silly, ça tombe plutôt bien. Son immense héritage musical est limité à une discographie actuelle par trop mince, bien trop tributaire d’incomplètes compilations ou de coffrets discutables, comme Les 100 plus belles chansons (2004), catastrophique anthologie d’où une quinzaine d’immortelles étaient absentes.
Bref, grand coup de barre pour ce 10e anniversaire avec une compilation double généreuse de 45 titres (Gilbert Bécaud, Éternel) et un boîtier de 12 compacts (Gilbert Bécaud, Le coffret essentiel)
Notez l’utilisation du prénom et du nom en permanence dans la discographie de Bécaud sur les disques d’antan vendus à l’unité. Que le nom soit écrit avec ou sans l’accent sur le « e ». Dans le temps, on vendait l’artiste, pas le concept commercial. Les disques à l’unité, ça faisait d’ailleurs une ou deux éternités qu’ils avaient disparu, contrairement à ceux des discographies d’Aznavour, Brassens, Gainsbourg ou Brel, où tout est disponible sous un format ou un autre.
J’avais bien déniché le 25 cm original de 1953 en réédition compact de 2003, à Paris, à prix prohibitif, mais ce genre d’album n’intéresse plus guère les gérants de magasins de disques actuels. Surtout pas chez nous.
Bref, si la compilation s’adresse à ceux qui n’ont rien de Bécaud et qui veulent un spectaculaire survol, c’est le coffret qui va faire saliver les vrais fans de celui qui a provoqué un électrochoc dans le monde de la chanson variétés dans les années 1950. Sa fougue, son sens du spectacle et son excitation juvénile complétaient à merveille ses talents de compositeur, mis en lumière par les textes inspirés de ses principaux auteurs, Pierre Delanoë, Louis Amade et Maurice Vidalin.
Coffret ciblé
Curieuse décision éditoriale d’y aller à la pièce. Il est vrai qu’une intégrale aurait été trop faste et, il faut l’avouer, Bécaud a eu des périodes plus marquantes que d’autres. On sait que les artistes aiment penser qu’ils sont pertinents tout le temps, mais c’est impossible en quatre ou cinq décennies de carrière.
Ici, quand on tient compte des rééditions des albums originaux, des 45 tours d’antan et des inédites, l’évidence frappe. Le coffret a beau contenir du matériel discographique qui couvre 46 années (1953-1999), l’équivalent de huit des 12 albums entiers cible la portion comprise entre 1953 et 1969. Pas d’équivoque. Et c’est exactement ce qu’on espérait d’un coffret « essentiel ». La crème.
1er disque – Gilbert Bécaud (1953)
L’album de l’aube discographique de Bécaud, tout juste après ses premières performances dans un piano-bar. Sa mère avait dû déchirer sa robe bleue à pois blancs pour permettre à son fils de porter une « cravate » de fortune, afin de faire chic, pour son tout premier engagement arraché à la dure devant la porte du club. La cravate est ainsi devenue fétiche.
Du disque original, les chefs-d’œuvre furent Les Croix et C’était mon copain rayon émotion, ainsi que l’effrénée Quand tu danses, qui allait lancer la légende de Monsieur 100 000 volts. Auteurs : Amade et Delanoë. Viens et Mé-qué, mé-qué, écrites par Aznavour, qui avait connu Bécaud en passant chez Piaf à son retour du Canada, allaient afficher les influences sud-américaines du jeune Gilbert.
Parmi les 45 tours de la même période, Mes mains demeure l’autre archi-classique. À l’écoute de La Ballade des baladins, qui oscille entre poésie et histoire, Les Enfants oubliés, Laissez faire laissez dire et Je veux te dire adieu, on a droit à toutes les facettes musicales du compositeur.
Le truc événementiel, se sont les deux pot-pourris – inédits en France – dont la provenance originale n’est pas précisée. Durant plus de 20 minutes, on nous présente Bécaud, seul au piano, improvisant ou livrant sans filet 15 titres de la période 1953-1954. C’est comme avoir Gilbert à deux pieds de soi dans son salon. Fa-bu-leux !
2e disque – Gilbert Bécaud (1959)
Autre album de la fin des années 1950 où les compositions de Bécaud affichent un équilibre entre les influences de Charles Trenet et celles de Maurice Chevalier. Pilou… Pilou… Hé pour le premier, Ah ! Si j’avais des sous pour le second.
De ce disque, La Chanson pour Roseline est une formidable (re)découverte, selon votre âge. Quand tu n’es pas là est magnifiée par le chœur qui se greffe en chemin, alors que Le Rideau rouge est toujours aussi vibrante.
Parmi les 45 tours ajoutés des années 1958, 1959 et 1960, on a un faible pour Viens danser, genre de relecture vivifiante de Quand tu danses, Alléluia, Les Amours de décembre, Si je pouvais un jour revivre ma vie et Sacrée Fille. Le compact qui comporte probablement le plus de chansons méconnues du public contemporain d’aujourd’hui.
3e disque – Gilbert Bécaud (1960)
Les années 1960 commencent avec force : Tête de bois, hymne jazzy et de la nouvelle jeunesse de l’époque, amorce ce disque qui comprend les désormais classiques Les Marchés de Provence et L’Enterrement de Cornélius. On découvre également Croquemitoufle, tirée du film du même nom, chanson réconfortante par excellence avec son vocabulaire désuet mais charmant.
Effet pervers d’une discographie qui s’éparpillait en tous sens (45 tours, 25 cm, 33 tours), on retrouve aussi Pilou Pilou… Hé… qui était sur le 33 tours de l’année précédente, tout comme Viens danser, qui était parue en 45 tours quelques mois plus tôt. Quelques doublons, dans ce coffret. La (re)découverte par excellence : Quand tu n’es pas là. Sublime ballade à cordes et à voix qui évoque le croisement entre les classiques doo-wop des Drifters et la musique du cinéma d’alors. Sentiment similaire à l’écoute de C’était moi et Marie, Marie. Du grand Bécaud qui annonce les monuments à venir.
Rayon 45 tours de 1960 et 1961, d’autres immortelles, comme cette version de Je t’appartiens (axée sur la guitare), qui allait notamment être reprise en anglais par les Everly Brothers, Elvis et Dylan. Aussi, la collaboration entre Bécaud et notre Gilles Vigneault, avec Natashquan. On adore la conversation séduisante de Bécaud avec une jeune femme durant Ma châtelaine. Quant aux orchestrations de chansons moins familières comme Abrina Birchoué et Dans ses moments-là, elles sont somptueuses, comme le livret de 64 pages qui accompagne les albums reproduits dans un le format cartonné de jadis.
4e disque – Gilbert Bécaud (1964)
THE disque, comme diraient les cousins français. À l’instar de son pote Aznavour, Bécaud a réenregistré nombre de ses classiques des années 1950 durant les années 1960, nappés d’arrangements plus riches et gravés avec une meilleure prise de son. Nouveaux enregistrements studio, donc, pour Mes mains, Quand tu danses, Les Croix et C’était mon copain. Ce sont ces versions-là qui sont les classiques que nous connaissons.
Et puis, l’album est complété par des titres majeurs comme l’immortelle Et maintenant, La Corrida, Le jour où la pluie viendra, Je veux te dire adieu. Excusez du peu… Les 45 tours de 1963 ? La légendaire Dimanche à Orly, Quand Jules est au violon et Les Tantes Jeanne (Ah ! Les Vacances). Et ça, ce sont les chansons connues… Attendez d’écouter Mère douloureuse, Trop beau et Dégonflé, cette dernière digne d’une chanson de Johnny.
5e disque – Gilbert Bécaud (1964)
Au sommet, on ne prend pas de congé. Deuxième 33 tours de l’année, celui-là comprend d’autres titres qui font époque : la gigantesque Nathalie, la puissante L’Orange, la savoureuse Rosy and John et T’es venu de loin. Cette dernière n’est pas la version que l’on connaît, mais celle, au ton moins dramatique, où Bécaud entretient le dialogue avec une jeune fille ou une jeune femme, et non pas avec un enfant. Supérieure, selon moi.
Pas chiche non plus au chapitre des grands 45 tours période 1964-1966 : Quand il est mort le poète, Le Petit Oiseau de toutes les couleurs, Seul sur son étoile et Tu le regretteras – allusion voilée à De Gaulle – dans la catégorie des titres légendaires, et puis les chansons yé-yé (Ma souris danse), d’espoir (Les Jours meilleurs), d’évasion (L’Aventure), d’amour (Viens dans la lumière, grandiose) et de destin (Mourir à Capri). L’année de grâce.
6e disque – Bécaud (1969)
Une chanson seulement de ce disque apparaît régulièrement sur les compilations : Monsieur Winter Go Home. Album peu homogène au plan sonore, le country-western de L’un d’entre eux inventa la mort (qui rappelle Les Daltons) côtoie La Fin d’un grand amour (c’est d’abord du silence) et son piano facture Chopin. Rupture, aussi, entre Mon grand-père le militaire qui précède la très belle ballade Les Enfants du dimanche.
Tu me r’connais pas, charpentée sur une mélodie similaire à Seul sur son étoile, Les Créatures de rêve, nappée de cuivres, et Il s’en va mon garçon, avec sa guitare acoustique, sont parmi les belles livraisons.
Un flot de classiques figurent parmi les 45 tours 1968-1970 : Les cerisiers sont blancs, On prend toujours un train pour quelque part, Le Magasin d’antiquités, Silly Symphonie – que j’avais complètement oubliée – et le cri primal de Vivre, quand Bécaud rivalise de puissance avec le Big Bazar. Une période où les influences classiques du compositeur sont très présentes, entre autres avec Je t’aimerai jusqu’à la fin du monde et L’Homme et la Musique.
7e disque – Gilbert Becaud (1975)
Pour nombre d’artistes issus de l’après-guerre, le milieu des années 1970 a parfois été synonyme de passage à vide, de réorientation musicale ou d’expérimentation avec des genres peu familiers. Bécaud n’a pas fait exception.
Pour une magnifique L’amour c’est l’affaire des gens, qui est de la lignée des grands crus du passé, et une fort sensible Lorsque viendra le dernier jour, on bâtit Pleure pas petit frère sur une rythmique funk, La Légende de l’eskimo et du mimosa sur un reggae qui est tout, sauf authentique, et (Mais où sont-ils) Les Jours heureux sur un semblant de calypso trafiqué. Expérimentation, disais-je.
Ça passe mieux avec les 45 tours du moment comme Je t’aime mon frère, Laisser aller (cynique et rétrograde à souhait) et l’incontournable Un homme heureux, qui fusionne variétés et tempo disco. On est en 1976, quand même… De loin le CD le plus faible du coffret.
8e disque – Becaud (1978)
C’est en septembre, qui ouvre le disque, annonce le retour des mélodies accrocheuses et des textes d’impact. Avec ce classique, mais aussi avec Un instant d’éternité, De quoi demain sera-t-il fait ?, l’envoûtante C’est différent la nuit et l’universelle Cette chanson. Bon, il y a encore des trucs du genre Les Bandes chansonnées et Quand on n’a pas ce qu’on aime dont on se serait passé, mais les titres substantiels supplantent les plus faibles.
L’indifférence, chanson mythique de 1977, est le fer de lance des 45 tours compris entre les années 1977 et 1981. Le grand Gilbert commence aussi à penser à la fin avant le temps. À preuve la bien sentie Quand j’serai plus là, où Bécaud renvoie l’ascenseur à Brel qui l’avait cité dans Orly, l’année précédente.
9e disque – Faut faire avec… (1999)
On pourrait croire que ce disque est inclus ici uniquement parce qu’il s’agit du dernier. Loin de là. S’il n’y a pas de Nathalie au menu, la chanson-titre est aussi excellente que poignante avec le clin d’œil au cancer de la gorge dont avait souffert Bécaud deux ans plus tôt. Cancer qui allait l’emporter deux ans plus tard.
L’arbre, également chargée de symbolisme, La Chambre, musette, comme si on remontait dans le passé, et La fille au tableau, proposent une belle unité de ton.
10e et 11e disques – BecOlympia (1997)
Exceptionnel album paru en 1997 en France – et disponible durant à peu près trois semaines au Québec à prix d’or –, ce compact double survole 13 des 33 séries de Bécaud à L’Olympia et permet de découvrir presque toutes les chansons sur scène au moment où elles ont été créées.
Le coup de cœur ? La matinée gratuite de février 1955 où l’on comprend la genèse de Monsieur 100 000 volts. Une foule complètement déjantée dont l’enthousiasme rivalise avec les générations de fans de Johnny Hallyday qui allaient suivre. Document historique d’une valeur inestimable.
12e disque – Bonus L’Essentiel
En raison du parti pris de sélectionner certains 33 tours pour les besoins de ce coffret et de greffer des chansons parues en 45 tours, ça laisse en plan des remarquables titres de toutes les périodes, parce que parus sur des EP dans les années 1950 ou 1960 ou figurant sur des 33 tours pas retenus ici.
Bref, les légendaires chansons (Je reviens te chercher, L’Important c’est la rose) partagent la vedette avec les monuments (La solitude ça n’existe pas , Le Pianiste de Varsovie), entrecoupés de frivoles et fougueux titres (La Vente aux enchères, Alors, raconte, Salut les copains) qui ne portent pas ombrage aux compositions aux mélodies imparables (Le Bain de minuit, Les Petites Mad’masselles, Un peu d’amour et d’amitié) dans ce qui devient une véritable compilation de grands succès.
Après tout ce qu’on vient d’entendre, cela prouve, comme s’il le fallait, qu’un coffret Bécaud de trois disques n’aurait pas suffit et que celui-là mérite son titre d’ « Essentiel ».
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Coffret 12 disques et compact double disponibles mardi, le 29 novembre