Devant un public plutôt indifférent au Village Vanguard – on a le goût d’inventer la machine à voyager dans le temps pour aller dire à ces malappris de se la fermer -, Bill Evans et ses compagnons réinventent sans crier gare la formule du trio.
Par François Vézina
L’innovation est celle apportée par un des membres de son trio, Scott LaFaro, un autre musicien mort trop jeune. Le temps était venu à la contrebasse de se libérer de son rôle purement métronomique pour participer de plein gré à l’expression mélodique du groupe. Un grand pas était franchi.
En raison de son passé déjà fort méritoire – notamment sa collaboration avec Miles Davis – et de son tempérament musical, Bill Evans était sans doute l’hôte le plus apte à accueillir cette nouvelle aventure du jazz. Sa propre modernité et son sens de l’écoute ouvraient toutes grandes les portes aux conceptions de LaFaro.
Comme cet album l’illustre fort bien, cette émancipation d’un élément rythmique se fait sans douleur. Aucun des trois musiciens ne s’est caché dans sa bulle personnelle ce jour de juin 1961. Ce refus de l’introspection, allié à une grande maîtrise des instruments et à une virtuosité inapparente, leur a permis d’éviter les pièges de l’incohérence et de la répétition ad nauseam.
L’état de grâce
Evans donne tout l’espace voulu pour permettre à LaFaro de sortir des sentiers battus. Mais lui-même est un artiste en pleine grâce. Inspiré à son tour, il a l’art de se réapproprier les mélodies. Chacune de ses notes, chacun de ses accords, chacune de ses phrases contribuent à ajouter un sens émotionnel aux pièces interprétées.
Paul Motian a un rôle redoutable et essentiel: il est celui qui doit veiller à ce que ce discours à deux voix ne se transforme en capharnaüm digne d’une assemblée onusienne au cours de laquelle les traducteurs auraient fait grève.
Pourtant, il n’hésite pas, lui non plus, à venir pimenter les débats. Mais, à l’image de son patron, ses ponctuations ne sont jamais des coups de tonnerre, préférant souligner adroitement le jeu de ses compagnons d’un bruissement de cymbales ou d’un roulement aux balais.
Ce chassé-croisé où finalement chacun commente sans malice le laïus de l’autre donne de l’éclat à des ballades telles My Foolish Heart ou Detour Ahead. Le trio se fait léger, même lors des titres en apparence plus vifs, comme s’il jouait en état d’apesanteur. Et Evans peut, en toute confiance, embellir sa déjà fort jolie Waltz for Debby, qui deviendra au fils des années un véritable standard.
Et l’honneur du Vanguard est sauf lorsque retentissent, à la fin de chaque pièce, les applaudissements de quelques enthousiastes qui savent que le jazz est en train de se réinventer devant eux.
P.S.: Sunday at the Village Vanguard est le frère jumeau de cet album. Enregistré le même jour et au même endroit, il met encore plus en lumière le jeu de LaFaro qui périra deux semaines plus tard dans un accident de la route. Il est aussi hautement recommandable.
Si j’ai une préférence pour celui présenté ici, c’est uniquement en raison du répertoire choisi. Waltz for Debby figure notamment à mon panthéon personnel des 100 morceaux de l’histoire du jazz.
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Le Top 50 de Frank (43): Bill Evans, Waltz for Debby
Étiquette: Riverside
Enregistrement: 26 juin 1961
Durée: 65:28 (11 plages, dont 4 prises alternatives)
Musiciens: Bill Evans (piano), Scott LaFaro (contrebasse), Paul Motian (batterie)