Il y a quelques années, j’avais, par le goût du jeu des listes, dressé le palmarès de mes 100 pièces de jazz préférées. Trois d’entre elles figurent sur cet album marqué par l’irréductible beauté des thèmes et de la formidable cohésion du jeu des trois musiciens.
Par François Vézina
Belle coïncidence, ces trois pièces résument à elle seules le troisième chapitre – le plus beau de tous – de la passionnante série Art of the Trio, elle-même un intéressant miroir de la carrière de Brad Mehldau. On y entend un savoureux cocktail d’œuvres inédites, de standards sublimés et de relectures originales de chansons issues de la musique pop contemporaine.
La première est une composition du pianiste. Song Song donne le ton à l’album. Majestueuse, mélodieuse nostalgique, elle donne lieu à une superbe interaction entre Mehldau et Larry Grenadier, comme si le pianiste et son contrebassiste partageaient le même cerveau.
C’est beau!
La deuxième est une version d’une chanson du prolifique duo Lorenzo Hart/Richard Rodgers: Bewitched, Bothered and Bewildered. Le pianiste donne libre cours à son lyrisme respectueux de la mélodie, tout en conservant une certaine liberté de ton.
C’est magnifique!
La troisième est plus inattendue, du moins dans l’univers jazzistique. Mehldau n’a pas hésité à puiser dans le répertoire de Radiohead, tendant un pont vers un autre monde. Son interprétation de Exit Music (For a Film) est remarquable de tendresse et d’intensité.
C’est grandiose!
Ce goût de la mélodie caressée ne s’arrête pas à ces trois magnifiques morceaux. Il accompagne le trio tout au long de l’album.
Mise en scène
La rigoureuse mise en place de Mehldau, Grenadier et de Rossy sert bien un climat fortement teinté d’introspection, véhicule idéal pour la formidable progression dramatique de chacune des chansons, comme on peut l’entendre sur River Man, une belle composition du trop éphémère Nick Drake ou Young at Heart, un standard signé de Richards/Leigh, surprenante par l’introduction où Mehldau se dédouble en trafiquant un piano pour lui donner le son d’un jouet ou d’une boîte à musique.
Même les pièces en apparence plus enjouées comme Unrequisted ou Sehsucht, sont animées par une certaine mélancolie.
Le trio ne se contente pas de répéter sans couleur les mélodies. Respectueux certes mais vulgaire copiste, non. Le pianiste donne champ libre à ses deux mains aussi folles que complémentaires, laisse libre cours à sa créativité féconde, à sa virtuosité sereine.
Mehldau n’est pas le premier jazzman à s’intéresser de près à la musique pop post 1960. Avant lui, on avait eu notamment droit à d’excentriques concessions à la mode du jour (Basie on the Beatles), à des versions de succès esseulées (Miles Davis s’emparant de Time After Time) ou à des expériences sans trop de lendemain (Herbie Hancock et ses New Standards).
Sans oublier, bien sûr, le joyeux délire d’un Mike Westbrook et son passionnant Off Abbey Road, entendu sur une scène extérieure du FIJM.
Le pianiste est sans doute l’un des premiers (on peut aussi penser aux magnifiques dingos des Bad Plus) à se saisir de la pop contemporaine pour l’intégrer de façon logique, cohérente et intègre dans un univers personnel.
C’est sublime!
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Le top-50 de Frank (9): Brad Mehldau, Songs: The Art of the Trio, vol. 3
Étiquette: Warner Bros.
Enregistrement: Mai 1998
Durée: 59:33 (10 plages)
Musiciens: Brad Mehldau (piano), Larry Grenadier (contrebasse), Jorge Rossy (batterie)