Si la Société secrète du compositeur Darcy James Argue avait pensé passer encore inaperçue après la parution de son premier album enregistré en studio, c’était raté.
Par François Vézina
C’était raté parce la machine infernale du docteur Argue récolta une nomination aux Grammy et une autre aux Juno.
La formation de 18 musiciens bouscule les conventions avec la puissance de la 3e Armée de Patton jaillissant hors de la Normandie.
Comme tout bon compositeur digne de ce nom, le jeune Vancouvérois joue de l’orchestre comme d’un instrument et embrasse une large étendue de la musique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, évoquant à la fois le jazz, bien sûr, certains élans du rock progressif et même les pulsations de la musique dite minimaliste chère à Steve Reich.
Dans une entrevue accordée au site allaboutjazz.com. Argue qualifiait sa musique de «steampunk bigband»1, inspiré de ce courant littéraire qui allie la science-fiction à des intrigues se déroulant au XIXe siècle.
Inventer le futur à parti d’éléments désuets. Pas mal comme défi.
S’il a déjà reconnu une certaine influence de Charlie Mingus, si l’utilisation d’une lutherie électronique rappelle Gil Evans, s’il partage le même professeur, Bob Brookmeyer, et quelques musiciens comme Ingrid Jensen ou Ryan Kecherle, avec Maria Schneider, toute comparaison s’arrête là.
Argue a su créer son propre langage fortement expressif, favorisant les nuances, la densité et les reliefs sonores. Les arrangements semblent, dans un premier temps, favoriser le jeu des solistes mais peu à peu l’orchestre tisse une toile qui, peu à peu, s’amplifie, se gonfle et finit par les envelopper sans les engloutir.
Chaque improvisation, pourtant portée par des musiciens de grande valeur, devient alors un simple élément qui met en valeur l’orchestre. Chaque musicien, chaque section alimente ses voisins, leur insuffle une énergie sans cesse renouvelable.
Si le compositeur est fin narrateur, il est aussi un chef qui sait contrôler les pulsations et les décibels pour mettre en place des structures patiemment construites.
Des pièces comme Phobos, Habeas Corpus – dédiée à l’infortuné Maher Arar – ou Jacobin Club, sont l’occasion d’une puissante montée dramaturgique mue par un crescendo impitoyable.
Par cette mise en tension, Argue parvient à traduire en langage purement orchestral les poussées à la fois angoissantes et déchirantes de plus petites formations comme E.S.T.
Du grand art.
Argue prend grand soin de la production. Si trois jours ont suffi à l’enregistrement, le mixage a nécessité près deux mois de travail afin de bien doser les divers effets électroniques pour ne pas trop parasiter le travail de ses ouailles.
Et puis, comment ne pas aimer un mec qui cite le témoignage du compositeur de marches militaires et d’opérettes, John Philip Sousa, dénonçant au Congrès ces «machines infernales» qui reproduisaient les sons.
1-BENSON Eric, The Making of Darcy James Argue’s Infernal Machines, in allaboutjazz.com, 8 mai 2009.
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Les 51èmes de Frank: Darcy James Argue’s Secret Society, Infernal Machines
Maison de disque: New Armsterdam
Enregistrement: du 15 au 17 décembre 2008
Durée: 67:08
Musiciens: Darcy James Argue (compositeur et chef d’orchestre), Erica vonKleist (anches), Sam Sadigursky (anches),
Rob Wilkerson (anches), Mark Small (anches), Josh Sinton (anches), Seneca Black (trompette, bugle), Laurie Frink (trompette, bugle), Tom Goehring (trompette, bugle), Nadje Noordhuis (trompette, bugle), Ingrid Jensen (trompette, bugle), Mike Fahie (trombone), James Hirschfield (trombone), Ryan Keberle (trombone), Jennifer Wharton (trombone basse), Sebastian Noelle (guitare), Mike Holober (piano, piano électrique), Matt Clohesy (contrebasse, basse), Jon Wikan (batterie, percussion)