Il était une fois… cinq prodigieux raconteurs d’histoire et d’Histoire qui, pour la première fois de leur vie, profitèrent de bonnes conditions d’enregistrement.
Par François Vézina
En 1978, le milieu du jazz s’étonna d’une nouvelle que personne n’avait vraiment pu imaginer: la maison de disque allemande ECM ‑ plutôt réputée pour son jazz de chambre de bon goût ‑ accorda un contrat à l’Art Ensemble de Chicago, un groupe de bons gars qui n’avait pas enregistré d’album depuis cinq ans.
Qui était tombé sur la tête? Telle était la question mais les deux parties ne purent que se réjouir de cette entente.
Dans une ambiance de joyeuse kermesse, le quintette, qui refuse encore et toujours les étiquettes, se lance dans la défense de ce qui a toujours formé son cheval de bataille: la Grande Musique Noire.
La verve historique du groupe ne se limite pas aux seuls Uhéssas; elle est autant géographique que spatio-temporelle.
La première pièce de cet album illustre parfaitement les intentions du collectif. Ja s’amorce par une sorte de marche solennelle, presque funèbre, subvertie par des percussions malicieuses. Et sans qu’on s’y attende, voici que l’AEC s’évade pour atterrir en Jamaïque pour entonner un hymne reggae chanté-récité par Joseph Jarman.
Après quelques pièces de recherches improvisées jouant sur la dichotomie tension/détente et le jeu collectif structuré entrecoupé d’intermèdes, le quintette emprunte une machine à voyage dans le temps pour se rendre à New York à la fin des années 1950.
Dreaming of the Master est un hommage réussi à celui qui joue alors à l’ermite: Miles Davis. Un thème simple de six notes répétées par les deux saxophones mettant en valeur Lester Bowie, dont le son feutré évoque le Miles modal de l’époque ou celui d’Ascenseur pour l’échafaud, et Roscoe Mitchell. Le groupe repart en fanfare, décuplant le tempo, explorant cent chemins, pour revenir simplement au thème. Prodigieux voyage.
La formation maîtrise tous ses fantasmes. L’emploi de la multitude d’instruments ne sert pas qu’à intégrer la collectivité ou à pervertir un faux ordre embourgeoisé, ils participent de la mise en place d’une dramaturgie envoûtante.
«Il y a beaucoup de sons, aimait dire Lester Bowie. Nous tentons d’intégrer toutes sortes de son dans la musique. Les sons de la vie, les sons du quotidien. Plus on tente de les saisir, plus ils nous capturent.»1
Cette approche quasi cinématographique du son n’est jamais autant évocatrice que pendant Folkus, un fabuleux conte musical racontant comment la Nature sauvage, au coeur de la savane, peut être apaisée par les incantations rythmiques de la tribu. Les sons jouent le rôle d’une caméra qui s’approche ou s’éloigne pour mettre en relief une agitation nocturne et diurne.
En plein studio allemand, l’Art Ensemble of Chicago reste fidèle à lui-même. Il privilégie un jeu collectif axé sur la complémentarité et la confiance de ses membres, reflet évolutif d’un jazz qui n’aurait pas connu les fortes personnalités comme Louis Armstrong, Sidney Bechet ou Coleman Hawkins.
Des bons gars, vraiment ?
Assurément!
1-Cité par Bloner John, Art Ensemble of Chicago, in 2nd Firstlook, 2ndfirstlook.com/2013/01/art-ensemble-of-chicago.html
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Les 51èmes: Art Ensemble of Chicago, Nice Guys
Maison de disque: ECM
Enregistrement: Mai 1978
Durée: 44:54
Musiciens: Lester Bowie (trompette, célesta, percussions), Malachi Favors (contrebasse, percussions, mélodica), Joseph Jarmas (saxophones, clarinette, percussions, voix), Roscoe Mitchell (saxophones, clarinette, flûte, percussions), Don Moye (batterie, percussions, voix).