Étonnant Chet Baker. Sa vie avait beau être un bordel permanent, mais, une fois installé sur une scène ou dans un studio, le trompettiste pouvait se transformer en parangon de la sérénité et de la maîtrise de soi.
Par François Vézina
Enregistré lors d’un concert en Allemagne, l’archange déchu du jazz est entouré de deux bons gratteux de cordes, Philip Catherine et Jean-Louis Rassinfosse, qui l’épaulent solidement.
Se plaçant sur des sentiers souvent parcourus, Baker interprète un répertoire qui lui est accoutumé: Horace Silver (Strollin’), Cole Porter (Love for Sale) ou les frères Gerswhin (But Not for Me).
Le musicien est fidèle à lui-même: des interventions courtes mais totalement maîtrisées, un son pur sans fioriture et un sens inouï de la mélodie.
Précautionneux, Baker garde une certaine pudeur, comme s’il connaissait les dangers qu’il encourt s’il dévoilait trop sa personnalité. On dirait qu’il observe un endroit imaginaire où les notes pourront se réfugier en toute immunité.
Et malgré cette prudence, ou peut-être à cause d’elle, la magie joue. La mélancolie sereine du trompettiste se love autour des accords de ses compagnons de trio qui, attentifs, le poussent parfois dans ses derniers retranchements, comme pendant Leaving, une jolie composition de Richard Beirach, sans doute la pièce de résistance de l’album.
Baker a les oreilles en éveil. Sa grande générosité lui dicte de donner beaucoup d’espace à un Philip Catherine particulièrement en verve ce soir-là. Le guitariste belge s’éclate, se montrant à la fois imaginatif, incisif, éloquent.
Baker n’abandonne qu’une seule fois son instrument pour s’adonner à son vice de scène et de studio préféré: le chant.
Présentée en fin de programme, But Not for Me laisse entendre un autre homme, un inconnu qui était jusqu’alors resté dans les coulisses. Baker semble se transformer. Lui si contemplatif depuis le début de l’album, le voici pressé, prêt à bousculer les notes de sa voix monocorde. Faisant fi de sa prudence, il se promène au bord du gouffre, passant ensuite à un scat étonnant, pacifié. Ainsi lancé, il se laisse même débrider lorsque vient le temps de souffler dans sa trompette, une dernière fois.
Émouvant contraste d’un homme rempli de contradictions. La déchéance physique ou même morale – il suffit de regarder des photos de lui dans les années 1970 et 1980, on dirait que son horloge biologique est en avance de 10 ans ‑ n’a pas été accompagnée d’une atrophie de ses grands mérites artistiques. Émouvante consolation pour ceux qui avaient eu la chance de l’entendre ce soir-là à Münster et pour nous qui pouvons compter sur l’électronique pour l’écouter bien au chaud.
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Les 51èmes de Frank: Chet Baker, Strollin’
Maison de disques: Enja
Enregistrement: juin 1985
Durée: 52:01
Musiciens: Chet Baker (trompette, voix), Philip Catherine (guitare), Jean-Louis Rassinfosse (contrebasse)