Ils y ont mis du temps, mais depuis une dizaine d’années, les jazzmen de l’Hexagone semblent redécouvrir la chanson française et la pop en général.
Par François Vézina
Comme nous nageons ces jours-ci en pleines FrancoFolies, laissons de côté les hommages à King Crimson (magistral Médéric Collignon) ou autres Cure (brillant Pierrick Pédron) pour nous concentrer sur la variété française. On l’a longtemps oubliée, mais à écouter comment certains parviennent à donner de superbes nouveaux oripeaux à ces chansons au passé pas si lointain, on peut espérer que ces brillants musiciens suscitent des émules.
Comme quoi, le jazz et la chanson dite de variété peuvent faire très bon ménage et faire de jolis enfants. Et à tout seigneur, tout honneur: évoquons ces trois grands qui furent réunis, un jour, dans un studio de radio pour parler boutique (et dont on tira quelques jolies photos).
Patrick Artero, Brel, Nocturne (2006).
Félicitons-nous que le trompettiste quinquagénaire se soit laissé persuader par son producteur de s’attaquer à l’œuvre de Jacques Brel. Redoutable défi, mais défi relevé avec audace et maestria. Le répertoire oscille entre chansons connues (Le Plat Pays, Amsterdam ou Vesoul) et moins connues (Dors ma mie, La Mort ou Je t’aime). L’album foisonne de 1000 idées séduisantes, ironiques, émouvantes: l’amoureux transi de Madeleine rêve du Brésil, La Mort qui se la joue façon Nouvelle Vague ou cet intermède piano-violon à Knokke-le-Zoube déjà envahi par un drôle de diable. Des arrangements ciselés au scalpel, notamment ceux de Vincent Artaud, permettent aux musiciens de bien habiter ces pièces. Tout à fait dans l’esprit brelien.
Roberto Cipelli et cie, À Léo, Justin Time (2007)
Léo Ferré aimait bien l’Italie. Après tout, il y attendit la mort. Alors, juste retour des choses, il est approprié que des Italiens lui rendent ce splendide hommage. Roberto Cipelli et ses collègues évoquent le Ferré tendre et mélancolique plutôt que Léo-la-Colère. Mais les vents peuvent parfois se lever à Saint-Germain-des-Prés et même se transformer en nids de tempête (Free Poétique). Et la poésie n’est jamais loin, qu’il s’agisse des intermèdes récités – des extraits de l’Art poétique de Verlaine – ou du jeu aérien des musiciens au sein desquelles on remarque le formidable Paolo Fresu. La voix de Gianmaria Testa se marie bien aux mots du grand chanteur français. Deux splendides duos concluent en beauté l’album:Colloque sentimental et Col Tempo/Avec le temps.
De la musique encore et toujours!
(Je m’en voudrais de ne pas mentionner au passage la gigantisme version d’Avec le temps de la grande Abbey Lincoln, accompagnée par un sobre mais efficace Pat Metheny. A écouter sur A Turtle’s Dream, Gitanes Jazz).
Les Pommes de ma douche, Émules de Brassens, Disciples de Django, Le Chant du monde (2011)
Quel joli nom de groupe! Ce quintette de jazz manouche n’oublie pas que le grand George était fan de Django Reinhardt. C’est donc dans cet esprit que les cinq musiciens saluent sa mémoire, faisant d’une pierre deux coups. Le groupe s’amuse d’ailleurs à rapprocher de façon ingénieuse mais sans malice certains titres. Ainsi, les accords de Minor Swing en intro aux Trompettes de la renommée ou ceux deDaphné s’appuyant Auprès de mon arbre. L’interprétation garde un certain charme désuet propre à réchauffer les coeurs. Le titre rappelle l’Ancêtre (Émules de Django, disciples de Crolla/Toute la fine fleur des cordes était là), que reprend bien sûr le quintette.
(Du coup, je signale la jolie version des Croquants par Dave Douglas et le Tiny Bell Trio sur l’album Constellation, Hat Art .
Sans oublier…
Maurice Vander, Pierre Michelot et Bernard Lubat; Nougaro sans paroles, (2000)
Au milieu des années 1980, Claude Nougaro fonda le Nougaro Trio, qui, comme les Trois Mousquetaires, comptait quatre membres. Ce jour-là, d’Artagnan était absent mais les trois autres n’en perdent pas leur panache. Au programme: des pièces du troubadour de Toulouse bien sûr, dont certaines co-composées par Vander (Le Coq et la pendule, Berceuse à Pépé, C’est ça la vie, Calvitie). Au clavier, Athos allie fougue et mélancolie; Aramis alterne entre le martèlement intelligent des peaux et l’élégance du mélodica; et Porthos, colossal, (r)assure les arrières. Quand on connaît aussi bien les partitions, c’est amusant de s’en affranchir un peu. Comme Dumas avec l’Histoire, finalement.
Denis Colin et Ornette, Univers Nino, Cristal Records (2014)
Passé à la moulinette du clarinettiste Denis Colin, l’univers de Nino Ferrer devient ouaté, dégouline de langueur, sans perdre sa sensualité. Entre les évidences (Mirza, qu’on dirait sortie d’un film de Tarantino, Les Cornichons en guise de récréation ou La Rua Madureira, émouvante et sobre) et des compositions méconnues, la formation saute d’une époque à l’autre, comme pour souligner l’atemportalité de l’oeuvre du chansonnier français. Un hommage inclassable qui se moque des étiquettes. Du jazz ? Du prog? De la variété bleue? Qu’importe, puisque les arrangements de Colin, la trompette aérienne d’Antoine Berjeaut, la voix juste d’Ornette et la guitare rageuse de Julien Ormé emportent aisément l’adhésion. Un hommage inclassable, certes, mais réussi.