Ornette Coleman, dont le décès a été annoncé jeudi, raconta un jour cette anecdote. Invité à un congrès d’une association d’architectes, il joua pendant 10 minutes afin d’illustrer un débat portant sur la Beauté et la Laideur. « On m’a dit que je représentais la Laideur », se rappela-t-il.
Par François Vézina
Bien des décennies plus tard, bien peu oseraient aposer ce qualificatif à la musique du saxophoniste. Bien sûr, elle continue d’échapper aux canons de la Beauté, mais comment rester de marbre à l’écoute de Lonely Woman ou de Broken Shadow ?
Les éloges ont plu à la suite de l’annonce du décès du musicien né en 1930, au Texas. Certains ont dit de lui qu’il était un défricheur, un précurseur (AFP). D’autres, comme Le Figaro, le désignaient comme le Père du free jazz. Fort bien, fort bien.
Mais c’est sans doute Libération qui a frappé le plus juste en titrant son hommage: « Dix fois, le son de la liberté ».
Car Ornette Coleman était avant tout un artiste libre, droit dans ses bottes. Il a toujours suivi sa voie, fidèle à lui-même et à ses convictions musicales.
« Certains musiciens disent que si ce que je fais est valable, ils n’auraient jamais dû apprendre à jouer. En fait, il n’y a pas de manière valable de jouer du jazz », écrivait-il à l’endos de la pochette de Change of the Century, en 1959.
Ce qui ne signifiait pas qu’on pouvait jouer n’importe quoi à n’importe quel moment. Son art était réfléchi. Ses improvisations reposaient sur des bases personnelles, mais réelles et fondées.
Cette liberté, elle est propre à lui. Il n’est pas un passeur comme Eric Dolphy, un catalyseur comme John Coltrane ou un échangiste comme son compère Don Cherry – encore que, il a déjà gravé un disque avec le guitariste Jerry Garcia de Grateful Dead.
Ornette était le créateur de son univers. L’important était de jouer ce qu’il entendait dans sa tête. Peu importe si cela pouvait bousculer les habitudes. Peu importe si, pour y arriver, il pouvait s’approprier d’autres instruments pour raconter ses histoires.
Il n’est pas étonnant que son arrivée, à la fin des années 1950, ait provoqué un orage tumultueux et qu’il ait autant divisé la scène musicale. D’un côté, un John Lewis ou un Red Mitchell, qui sut convaincre la maison Contemporary – pas vraiment un nid de révolutionnaires – de l’enregistrer; de l’autre, un Miles Davis, qui n’accepta jamais que Coleman osât aussi jouer de la trompette, « un manque de respect », écrit-il dans son autobiographie.
Mais au-delà de tout cela, ce grand novateur, qui contribua à faire basculer le jazz vers ce qu’il est aujourd’hui en lui permettant de s’échapper des structures rythmiques et harmoniques conventionnelles, était un merveilleux mélodiste.
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The Shape of Jazz to Come, Atlantic (1959)
Un album qui compte dans la discographie du saxophoniste. Il a jeté aux orties le piano et a engagé le contrebassiste Charlie Haden. Le titre du disque était prophétique: Coleman et ses compagnons sèment les graines du jazz libertaire en se foutant bien des conventions musicales de l’époque. Le jeu tout à fait libre du groupe donne aux compositions une beauté aux couleurs inédites. Une pièce comme Lonely Woman deviendra avec les années un classique du jazz.
Free Jazz, Atlantic (1960)
La révolution free tonna comme un immense éclat de rire en 1960. Deux solides quatuors mettent le feu aux poudres. D’un côté, Coleman et ses compagnons de route; de l’autre, le mystérieux Eric Dolphy, Freddie Hubbard, Scott LeFaro et Ed Blackwell. Tous se livrent à une musique libre, folle, inouïe, capharnesque, mais, malgré tout cohérence, logique. Personne ne s’empêche de commenter les réparties de ses partenaires. Après cela, le jazz ne sera plus le même.
At the Golden Circle, Stockholm, vol. 1 et 2, Blue Note (1965).
Beau reflet de la tournée européenne de Coleman après un silence de trois ans (l’Europe a toujours été une terre d’accueil pour les jazzistes). Deux excellents rythmiciens l’accompagnent dans cette nouvelle étape de sa vie: Charles Moffett (dm) et l’étonnant David Izenzon (cb). Les deux hommes s’intègrent à merveille dans l’univers personnel de Coleman. Izenzon, surtout, n’hésite jamais à dialoguer avec son patron. Le saxophoniste nous donne un aperçu de son apprentissage au violon et à la trompette. C’est assez violent.
Body Meta, Harmolidic (1977).
Ce diable d’Ornette Coleman parvient encore à renverser les conventions et à déséquilibrer le confort de l’auditeur. Il forme le Prime Time, un nouveau groupe dont il est le seul souffleur. Pour l’accompagner, deux guitaristes, un bassiste et un batteur dingue. Tous créent un jazz électrique, un son inédit qui s’éloigne à des années-lumière de la fusion de l’époque en intégrant des éléments du funk aux conceptions harmoniques personnelle du maître d’œuvre de la séance. Coleman, lui-même, n’a jamais joué de façon aussi incisive. La bande autour du mouvement M-Base, dans la décennie suivante, et des guitaristes comme Marc Ribot sauront bien retenir la leçon.
Song X, Geffen (1985)
Même si cela ne paraît pas toujours évident aux oreilles, Pat Metheny a toujours reconnu en Ornette Coleman une source d’inspiration. Ici, le guitariste fait preuve d’une belle générosité et d’une largesse d’esprit en adhérant aux principes musicaux de son prestigieux aîné. La rencontre, placée sous la médiation provocatrice d’une section rythmique endiablée se fait beaucoup plus sous le signe de l’effervescence (Song X, Endangered Species) que de la tendresse (Kathelin Gray). On est à 1000 lieux des paysages aquarellistes d’ECM où a prospéré Metheny.
Colors-Live in Lepzig, Harmolidic (1997)
Disque important car Ornette Coleman a rarement collaboré avec un pianiste au cours de sa longue carrière. En Joachim, Kühn, il a trouvé le partenaire idéal. Tous deux côtoient l’abîme sans y tomber, sachant garder leur équilibre grâce à une écoute mutuelle respectueuse. Comme les autres grands duos de l’histoire du jazz, ces deux-là n’avaient pas besoin d’un troisième larron, ce soir-là.