Nommez ça le Graal ou la voûte aux raretés. Désignez ça comme étant une version audio de Retour vers le futur ou une anthologie musicale. Estimez qu’il s’agisse autant d’un devoir de mémoire que d’une contribution inestimable à notre culture. Peu importe. L’écoute intégrale du coffret 75 ans 75 chansons, de Radio-Canada, est absolument in-con-tour-na-ble pour quiconque ayant un rapport amoureux avec notre chanson d’ici.
Par Philippe Rezzonico
Cinq disques survolent l’existence du diffuseur public (1936-2011) et de ses noces d’albâtre avec la chanson québécoise. En jetant un œil sur le verso du boîtier, on voit que le découpage est chronologique, comme il se doit : un premier quart de siècle (1936-1960) dont les chansons sont regroupées sur le compact gramophone (petit dessin à l’appui), ainsi que les tranches 1960-1970 (microsillon), 1970-1980 (cassette quatre pistes), 1980-2000 (disque compact) et 2000-2011 (iPod). Bien pensé.
La sélection des enregistrements couvre toutes les périodes, mais aussi une multitude d’émissions diffusées à la radio ou à la télévision : Le quart d’heure de la bonne chanson (années 1940), Le réveil rural, Café des artistes (1950), Chez Miville, Les couche-tard, Jeunesse oblige (1960), Vedettes en direct, Les beaux dimanches, Zoom (1970), Allo Boubou, Faut voir ça (1980), Studio libre, La Fureur (1990), Un p’tit air de samedi soir, Les refrains…, Studio 12, M pour musique (2000) et j’en passe.
La séquence chronologique tient compte de l’année de création des chansons, pas nécessairement du moment de la captation. Ainsi, Le rapide blanc, qui remonte aux années 1940, est retenue ici par le biais de la performance qu’Oscar Thiffault est venu offrir à la télévision (Le temps de vivre) en 1988. Situation identique avec Frédéric, dont l’enregistrement est celui du spectacle des FrancoFolies de 2002, diffusé en 2003, plus de 40 ans après sa création.
A l’opposé, d’autres classiques peuvent être entendus à leur naissance. Difficile d’être plus dans l’instant présent que lors de la « première mondiale » de Lucille Dumont en 1957, qui chante Le ciel se marie avec la mer lors du Gala de la chanson canadienne. Où lorsque l’émission Les refrains… diffuse Yann Perreau, qui offre la genèse de Grande Brune, en 2004.
Le direct
Si certains enregistrements ont été gravés dans des conditions plus idéales que d’autres, le plaisir d’entendre le tout tient du direct.
Formidable d’écouter Pierre Lalonde chanter Nous on est dans le vent avec le public invité à l’émission ; d’entendre Jacques Labrecque interpréter La parenté (est arrivée) avec une foule vivante ; ou Daniel Bélanger (Sèche tes pleurs) s’amuser avec des milliers de filles conquises au Festival d’été de Québec. Du lot, la palme revient peut-être à Un musicien parmi tant d’autres. Serge Fiori n’est pas loin d’être possédé tant il harangue l’auditoire ce jour-là.
Parfois, l’impact vient de la rareté d’une chanson. Du moins, selon votre génération. L’écoute de L’Adieu du soldat, lorsque le Soldat Lebrun se pointe pour la première fois de sa vie à la télévision en 1962 est un moment d’histoire. Monique Leyrac, quant à elle, nous renverse quand elle interprète Pour cet amour, tenant sa note dans la finale sans moduler. Ça, c’était savoir chanter.
Choc de genres
Tantôt, c’est le choc des genres qui percute. Ecouter Donald Lautrec (Un jour, un jour) et les Classels (Ton amour a changé ma vie) sur le même CD que George Dor (La Manic) et Gilles Vigneault (Les gens de mon pays), ça secoue. Mais rien ne bat l’écoute en succession du « nouveau 45-Tours » de Michel Louvain (La dame en bleu) et de Je suis cool, quand Gilles Valiquette chante son succès devant un parterre d’étudiants hystériques pas nécessairement sobres.
Sauf pour la portion qui précède les années 1960, nombre d’entre nous avons ces chansons sous la main par le biais des enregistrements studios. Le fait de les entendre sous une forme familière mais différente ajoute au charme. Nouveau souffle, ici.
Et au final, malgré la limite thématique – 75 titres, plus le titre en boni, c’est quand même peu pour trois-quarts de siècle -, il ne manque pas grand-monde à l’appel.
Ceux qui ont donné les premières lettres de noblesse (Fernand Robidoux, Félix, Raymond Lévesque), ceux et celles qui ont suivi (Pauline Julien, Louise Forestier, Claude Gauthier), les groupes des années 1970 (Beau Dommage, Offenbach, Harmonium, Octobre), les joyeux fêlés (Steve Faulkner, Jean Leloup, Daniel Boucher), les divas (Diane Dufresne, Céline Dion), les superstars (Alys Robi, Ginette Reno, Jean-Pierre Ferland, Robert Charlebois), les grandes vedettes (Richard Séguin, Richard Desjardins, Paul Piché, Marjo, Daniel Bélanger) les jeunes vedettes (Pierre Lapointe, Ariane Moffatt, Karkwa) et les petites nouvelles (Catherine Major, Cœur de Pirate) y sont tous
Oui, il manque bien deux ou trois joueurs essentiels (Michèle Richard, Plume, Les Cowboys fringants), mais ils seront peut-être inclus dans le coffret digital/astral/interplanétaire du 100è anniversaire, en 2036. D’ici là, on va écouter celui du 75e anniversaire très, très souvent.