Born To Run est à la fois le titre d’une chanson de légende et d’un disque mythique. Depuis mardi, c’est aussi le titre de l’autobiographie de Bruce Springsteen dont la discographie musicale s’étale sur cinq décennies.
Par Philippe Rezzonico
À bien des égards, la brique de plus de 500 pages de l’auteur-compositeur et interprète du New Jersey provoque le même effet chez le lecteur que ses spectacles marathons qui durent désormais quatre heures.
De longs passages remplis d’émotion qui nous prennent aux tripes et se mêlent à d’autres, que l’on pourrait qualifier d’explosifs, tant la plume souvent nerveuse de Springsteen illumine le récit. Sur cet aspect, l’utilisation constante de MAJUSCULES fait le même effet que lorsque le Boss hausse le ton dans ses spectacles.
On est happé par le récit qui oscille entre les moments personnels (dramatiques, touchants et révélateurs) ainsi que les péripéties des groupes de Springsteen (The Castiles, Steel Mill, E Street Band) qui nous rappellent que le natif de Freehold a joué pour 3 $ par soir devant 15 personnes avant de faire des tournées mondiales devant des millions de spectateurs.
Comme toutes les biographies écrites à la première personne, l’intérêt se veut les révélations de l’auteur sur sa vie privée et son point de vue relativement à des situations connues et répertoriées précédemment dans les biographies de Dave Marsh (Born To Run, The Bruce Springsteen Story, 1979), d’Eric Alterman (It Ain’t No Sin To Be Glad You’re Alive, 1999) et de Peter Ames Carlin (Bruce, 2012), pour ne nommer que celles-là. Et rien ne déçoit.
Le jeune Bruce
Les premiers chapitres portent sur l’enfance et l’adolescence de Springsteen et nous permettent de mieux saisir ses racines irlandaises (son père Douglas), italiennes (sa mère Adele), et aussi, probablement, de saisir pourquoi il a écrit « This is a town of losers, I’m pulling out of here to win ! » en finale de Born To Run, des années plus tard.
La maison des Springsteen, dans les années 1950 et 1960, ce n’est pas du gâteau. Un père col bleu (chauffeur d’autobus), dépressif et alcoolique et une mère travaillante, peu d’argent, pas de confort, une chambre du haut sans chauffage et une maisonnée qui abrite aussi la grand-mère de Springsteen.
La relation tendue entre Springsteen et son père est ce qui le hantera le plus de sa vie. Les amateurs du E Street Band connaissent déjà le sujet, que l’on pense à l’introduction sur scène à la chanson The River dans les années 1980, quand Springsteen révélait leurs différends, ou par le biais de la chanson Independence Day, directement inspirée du paternel.
On comprend que cette relation toxique a commencé quand la mère de Springsteen allait rechercher son mari au bar du coin et envoyait le jeune Bruce, encore enfant, lui dire de rentrer à la maison dans le débit de boisson.
« Ma mère me donnait le droit de faire l’impensable : déranger mon père dans son lieu sacré. Je n’étais pas le préféré de mon paternel… »
Des années plus tard, au moment où Springsteen allait avoir son premier enfant, Douglas Springsteen a roulé plus de 500 milles simplement pour dire à son fils : « Bruce, tu as été très bon pour nous. Et je n’ai pas très bon avec toi. »
« Tu as fait de ton mieux », a répondu Springsteen, qui avait alors 40 ans. Tout en précisant dans le bouquin : « C’était tout. Tout ce dont j’avais besoin. Tout ce qui était nécessaire. Je me sentais béni ce jour-là que mon père m’offre quelque chose que je n’aurais jamais cru obtenir de ma vie. »
N’empêche, on comprend pourquoi Springsteen a souffert de deux dépressions passé la soixantaine. Ses problèmes d’ailleurs ont commencé bien plus tôt, après l’enregistrement de Nebraska et les premières sessions pour Born in the U.S.A., dans les années 1980. Un road trip avec un ami d’enfance est devenu un cauchemar angoissant quelque part dans le milieu du Texas.
L’ascension et les proches
Le Big Bang provoqué par la vue d’Elvis au Ed Sullivan Show qui donna à Springsteen le goût d’avoir sa première guitare, ses débuts dans les bars, l’adolescence avec son pote Danny Federici, qui sera avec lui au sein de Steel Mill et du E Street Band, les premières rencontres avec Clarence Clemons et Steven Van Zandt. On vit les années de galère comme si nous étions un membre du groupe.
Ce sont quelques-uns des passages liés à ses potes disparus qui sont, sans surprise, les plus forts. Comme lorsque Federici se pointe dans la loge de Bruce avant un spectacle de la tournée Magic de 2007-2008 pour lui apprendre ce que les deux hommes savent déjà : le cancer va gagner. Le descriptif de ce moment d’intimité, écrit avec pudeur, est bouleversant.
Tout comme le récit des semaines qui ont précédé le départ de Clemons et le moment où, selon Springsteen, tous les gens autour de lui dans la chambre d’hôpital ont senti son âme quitter. « Il n’y a rien qui indique la présence d’une âme, sinon son absence subite », écrit-il.
Pour faire le vide, le Boss est parti nager loin dans la mer, « jusqu’au moment où je n’entendais plus le bruit de la rive, en me demandant comme j’allais vivre dans un monde sans lui. »
Springsteen fait aussi état de sa relation avec le saxophoniste à une époque (années 1970) où les grandes amitiés entre personnes de différentes races n’étaient pas monnaie courante le long de la côte encore ségrégationniste du New Jersey.
Springsteen est un as quand vient le temps de résumer un sentiment dans une phrase de chanson. Il y en a des tas dans le livre. Peut-être la plus révélatrice est celle qu’il écrit après la naissance de son premier fils, Evan, quand il le tient dans ses bras : « Cette naissance a démontré que j’étais plus qu’une chanson, une histoire, une nuit, une idée, une posture, une vérité, une ombre, un mensonge… » Fort.
La plus marrante est probablement celle qui lui vient à l’esprit quand il pratique avec les Rolling Stones qui l’ont invité à jouer avec eux lors d’un spectacle à Newark, en 2012 : « Ces gars-là ont inventé ma job! »
On pourrait en énumérer des dizaines de ce calibre : lors de la discussion des contrats pourris avec Mike Appel durant les années 1970, lors du départ de Steve Van Zandt au milieu des années 1980 et quand Springsteen donne une leçon au talentueux – mais encore paresseux – Jake Clemons, lors de son audition. « Où crois-tu être? Tu es dans la citadelle du rock n’ roll! »
Born To Run, le livre, est à la hauteur de la réputation du disque et de la chanson. Une épopée de plus de soixante ans dans la vie de du troisième membre du Triumvirat américain de légende du rock n’ roll après Elvis et Bob Dylan.
Bruce Springsteen, Born To Run (Simon & Schuster et Albin Michel)