
Lorsque Branford Marsalis a mis en marché son plus récent disque (Belonging) en début d’année, nombre de critiques ont noté sa forme et son inspiration pour ce premier enregistrement pour l’étiquette Blue Note.
Par Philippe Rezzonico
Inspiré? Pas l’ombre d’un doute. J’avais même le mot «investi» en tête après seulement quelques minutes de prestation, mardi, lors du retour du saxophoniste américain et de son formidable quartette au théâtre Maisonneuve, au Festival international de jazz de Montréal.
Dès qu’il s’est pointé sur scène, Marsalais nous a souhaité la bienvenue et bonne fête du Canada en français avant de présenter ses collègues de longue date, Joey Calderazzo (piano), Eric Revis (contrebasse) et Justin Faulkner (batterie). Il n’avait pas aussitôt tissé le motif mélodique de Mighty Sword qu’il laissait la place à son trio de potes qui ont dynamisé la composition (piano frénétique, contrebasse précise, batterie lourde) avant que la saxophoniste vienne récupérer le tout dans une finale vrombissante qui s’est conclue sur un dix cents. En mission, ce quartette. Vraiment.
La présence du second de la lignée des fils Marsalais à Montréal s’était fait attendre, lui qui n’était pas venu depuis 2009. Une éternité. Son disque, aussi. Un premier depuis six ans, mais surtout, un hommage au pianiste Keith Jarrett.
Long Has You Know Your Living Yours nous a fait tomber à la renverse. Les variantes de tempo, les ruptures de ton, le calme qui devient tempête – au point qu’une cymbale de Faulkner s’est détachée de sa batterie tant il cognait comme un sourd – et la complémentarité des quatre jazzmen lancés à fond de train dans une cohésion phénoménale : tout était renversant.
Puis, accalmie avec Conversation Among the Ruins, où tout est devenu douceur, les instrumentistes faisant preuve de lyrisme, particulièrement Calderazzo et Marsalais.
Les hommages au passé
«La prochaine est une composition de Fred Fischer», a ensuite annoncé Marsalis.
«Yeah!» a crié un spectateur.
«Vous connaissez Fred? Je tiens à vous rappeler que la composition remonte à 1927.»
Moins académique que son grand frère Wynton, Branford Marsalais n’en est pas moins féru d’histoire. La version de There Ain’t No Sweet Man That’s Worth the Salt of My Tears du quartette a conservé l’esthétisme d’antan de la version orchestrale de Paul Whiteman, tout en la transposant dans un contexte actuel.
Après Blossom, une autre composition de Keith Jarrett où la sobriété de l’ensemble s’est transformée en un crescendo maîtrisé de Marsalis, ce dernier a annoncé une composition de Jimmy McHugh.
Un autre spectateur a crié son approbation.
«Celle-là est de 1932», a rigolé Marsalis.
«C’était mon grand-père!», a répondu le spectateur au parterre.
Véritable héritier ou petit farceur dans l’assistance? Notons que le compositeur américain a eu un petit-fils (Jimmy McHugh) et un arrière-petit fils (Lee Newman) qui gèrent son héritage. Quoiqu’il en soi, Marsalais a saisi la balle au vol.
«Sérieux? Alors, celle-là, elle est pour toi, mon frère», a ajouté Marsalis avant de nous interpréter avec ses potes l’une des plus belles versions jamais entendues de On the Sunny Side of the Street. Nous étions tous en train de marcher dans les rues de La Nouvelle-Orléans avec le sourire dans le visage. Une pure merveille.
Alternant entre ses saxophones (soprano et ténor), Marsalis et ses collègues ont maintenu le niveau de qualité, de cohésion, d’improvisation parfois débridée, voire syncopée, jusqu’à la fin, avec un doublé de Duke Ellington: une interprétation sensible et romantique de Mood Indigo, puis une fête pour les sens avec la pétillante et pimpante de It Don’t Mean a Thing (If it Ain’t Got That Swing).
Une heure et quarante minutes de ce qu’un quartette de jazz a de meilleur à offrir.