Charlie Haden (1937-2014) : « Je suis au paradis… tous les soirs »

Charlie Haden. Photo promotionnelle.

L’homme qui s’exprime ainsi, ce 2 juillet 1989, s’apprête à incendier, avec Don Cherry et Ed Blackwell, la petite salle Marie-Gérin-Lajoie, de l’UQÀM.

Par François Vézina

Visiblement heureux, il est au cœur d’un marathon de huit concerts en neuf soirs (*), avec des formations différentes. Cette année-là, le Festival international de jazz de Montréal lui a confié les rênes de la première série Invitation.

Singulier hommage pour un singulier musicien.

Charlie Haden, puisqu’il s’agit de lui, était bien digne de cette marque de reconnaissance.

Brillant mélodiste, le contrebassiste a su allier puissance, lyrisme et générosité pour inscrire son nom en lettres bien calligraphiées dans l’histoire de la musique improvisée. S’imposant sur scène ou en studio avec autorité, il assurait une présence rassurante au sein des formations auxquelles il a participé.

Né en Iowa en 1937 au sein d’une famille de musiciens, Haden n’a pas appris les rudiments de son instrument sur les banquettes d’un conservatoire. Pourtant, cet autodidacte a contribué à transformer le jazz en libérant son instrument, la contrebasse, de la dictature du métronome.

Il a apprivoisé le jazz en écoutant Paul Bley ou Hampton Hawes dans une boutique. Ayant quitté sa terre natale pour la Californie, Haden a pu commencer à se faire connaître avec Art Pepper et Paul Bley à la fin des années 1950. Et puis, rencontre décisive, il prend racine au sein du quartette d’Ornette Coleman (avec qui, il a appris à… écouter, dira-t-il plus tard), un groupe dont le destin était de dynamiter les structures existantes du jazz.

Haden était un homme de conviction. Le musicien n’a jamais caché ses idéaux de gauche, saluant les républicains de la Guerre d’Espagne, les révolutionnaires sud-américains ou la lutte contre l’Apartheid et condamnant le racisme ou la politique étrangère américaine. L’histoire ne lui a pas toujours donné raison: a-t-il renié ce Chairman Mao enregistré en 1975 ?

Le contrebassiste était un homme de projets. Il a célébré la révolution sociale à venir avec le Liberation Music Orchestra, évoqué, non sans nostalgie, le Los Angeles des années 1940 et 1950 avec le Quartet West et perpétué l’esprit d’Ornette Coleman avec Old and New Dreams ou nager dans des ambiances oniriques avec Jan Garbarek et Egberto Gismonti.

Le musicien était aussi un homme de mémoire. Il aimait ouvrir la boîte à souvenirs en utilisant la technique du réenregistrement pour faire entendre un court extrait d’une chanson d’antan pour accompagner une composition. Exemple: Haste Siempre pour Song for Che ou la voix de Billie Holiday pour Deep Song.

Mais avant tout, Haden était un homme de rencontres. On l’a entendu aux côté de bon nombre de musiciens venant de plusieurs horizons: Ornette Coleman – lorsque celui-ci a pulvérisé les limites du jazz -, Keith Jarrett et son groupe américain, Carla Bley, Pat Metheny, Gonzalo Rubalcaba, Geri Allen, Hank Jones, Keith Barron, Michael Brecker ou encore Lee Konitz.

Charlie Haden et le FIJM ont vécu une relation particulière. Récipiendaire du prix Miles-Davis en 2000, le contrebassiste a présenté pas moins de 35 concerts sous son nom: le premier en 1985 avec le LMO, au Saint-Denis, l’ultime, en 2009 au théâtre Maisonneuve.

Charlie Haden aimait le jazz. Sous des airs de grand timide, il en était un des apôtres les plus convaincus et convaincants. Au cours d’une entrevue accordée au FIJM en 1994, il déplorait que trop peu de gens puissent en faire l’expérience: «Quand les gens l’entendent, (cette musique) touche leur vie d’une manière remarquable. Elle contribue à enrichir leur vie».

Ce grand passionné est décédé le 11 juillet, à l’âge de 76 ans. Il souffrait d’une longue maladie qui l’avait contraint à quitter la scène en 2010.

(*) Sept des huit concerts ont fait l’objet d’un album par Verve ou ECM. Le seul absent: le trio avec Jack DeJohnette et Pat Metheny. Allez savoir pourquoi.

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Cinq albums à écouter (outre Dream Keeper)

 Liberation Music Orchestra, Impulse (1969)

Premier album du LMO. Carla Bley est déjà aux arrangements. Des grands noms du jazz libertaire participent à l’aventure: Don Cherry, Roswell Rudd, Dewey Redman, Paul Motian. Ces 14 musiciens réinventent magistralement des chansons de la Guerre civile espagnole et saluent la mémoire du Che (sans doute l’un des plus beaux solos de Haden). Mais la fête révolutionnaire se termine dans les larmes (War Orphans) et le chaos (Circus ‘68 ‘69).

Old and New Dreams, ECM (1979)

Deuxième album de ce quartette, quatre ans après celui, du même nom, paru chez Black Saint. Haden, Dewey Redman, Don Cherry et Ed Blackwell s’imprègnent de l’esprit d’Ornette Coleman pour mieux lui rendre hommage. Les quatre lascars soulignent la beauté de Lonely Women et Open or Close. Eux-mêmes sont de formidables compositeurs qui se laissent inspirer par les terres africaines. Quant à Haden, écologiste avant l’heure, il parvient à imiter le chant d’une baleine, comme si celle-ci était née à la Nouvelle-Orléans (Song for the Whales).

Etude, Soul Note (1987)

Charlie Haden et Paul Motian invitent la pianiste Geri Allen à dialoguer avec eux, égale à égaux. La pianiste, alors âgée de 30 ans et qui naviguait alors dans des terres plus funkies, ne se laisse pas intimider, rivalisant d’inventivité, d’intensité et d’éclat avec ses deux aînés. Le contrebassiste a apporté avec lui trois de ses plus belles compositions (Sandino, Silence, Etude), lesquelles sont interprétées avec une grande grâce par le trio.

Haunted Heart, Verve (1991)

Ça commence comme un film, par la signature musicale d’un studio. Et puis, l’enregistrement baigne peu à peu dans une atmosphère de tendre nostalgie, de boulevards trempés par la pluie et d’une larme fugace essuyée par un doigt compatissant. De temps en temps, Haden rompt avec l’ambiance ouatée de l’enregistrement pour nous rappeler que la Côte ouest fut, elle aussi, une terre fertile pour le jazz moderne. À la fin de l’album, le groupe interprète magistralement Deep Song (beau moment d’émotion quand la voix pré-enregistrée de la grande Billie Holiday vient se greffer au quatuor), comme pour insinuer que les histoires californiennes ne se terminent pas toujours bien. Le groupe comptait en ses rangs un grand saxophoniste, le trop méconnu Ernie Watt.

Night and the City, Verve (1996)

Un piano et une contrebasse. Cela n’en prend pas plus pour nous enchanter, surtout si le clavier est aussi caressant que celui de Barron et la contrebasse aussi chantante que celle de Haden. Magnifique collaboration entre deux musiciens qui savent ce que veulent dire les mots «savoir écouter». Magnifique et respectueuse version de Twilight Song, Waltz for Ruth et For Heaven’s Sake. Oubliée, la révolution free, pendant quelques instants.