Dans les nouveaux bureaux du Coup de cœur francophone, on peut voir sur un mur un tableau qui est presque un anachronisme au XXIe siècle : l’entière programmation du 25e anniversaire du festival de musique représentée par des autocollants aux couleurs aussi éclatantes que les affiches promotionnelles de 2011.
Par Philippe Rezzonico
D’emblée, ce tableau évoque une notion d’artisan. Ce qui est compréhensible quand on connaît un tant soit peu Alain Chartrand, directeur général et artistique du festival qui célèbre cette année un quart de siècle.
N’importe quelle conversation avec le monsieur permet de mesurer à quel point la musique francophone représente pour lui un terreau d’expression aussi vital que la littérature ou la poésie pour d’autres. C’était vrai dans le temps. C’est toujours vrai aujourd’hui.
Dans les faits, ce Cœur de cœur dont les premiers spectacles ont été présentés en 1987 a germé dans l’esprit de maquisards de la chanson francophone l’année d’avant, dans une brasserie du quartier Hocelaga-Maisonneuve. Avec Chartrand, bien sûr, mais aussi Laurent Legault et François Blain. Pierre Larivière. Des copains de Chartrand qui travaillaient alors pour la revue Chansons. Et des journalistes en devenir qui sont toujours dans le milieu ou pas…
Peu importe l’itinéraire et les horizons de chacun, il y avait essentiellement des tas de gens qui aimaient avec passion la chanson francophone qui vivait alors des années sombres.
Il faut se rappeler que notre chanson a subi le ressac du premier référendum, celui de novembre1980, perdu par le «Oui». A tort ou à raison, par dépit ou à cause de la vague de fond anglo-saxonne du moment, la musique francophone québécoise n’a pas la cote au début de cette décennie. Dressez pour le plaisir la liste des albums québécois essentiels des années 1980 et vous aller réaliser – à quelques exceptions près – qu’ils ont presque tous vu le jour après 1985.
Avant les Francos
Il faut aussi savoir que lorsque le Coup de cœur voit le jour, les FrancoFolies de Montréal n’existent pas encore. On ne parlera pas de désert pour autant, mais l’état des lieux était déplorable. Assis dans la salle de réunion où affiches, récompenses et trophées attribués au Coup de cœur francophone se côtoient, Alain Chartrand se souvient.
«Il y a une richesse incroyable dans la chanson francophone, dit celui qui a passé les deux-tiers de sa vie adulte au sein du festival. On a amorcé cette aventure avec une certaine naiveté et on l’a heureusement conservée. On a appris graduellement bien des choses, sur le terrain.
«Mais la mission n’a pas changé et je pense, humblement, que nous avons un festival qui ne ressemble à aucun autre, nulle part ailleurs. Avec plus de 200 spectacles présentés dans 35 villes et six fuseaux horaires, nous voulons plus que jamais garder ce trésor-là. Nous sommes des combattants de la langue française.»
C’est en 1991, quelques années après la naissance, que les choses plus sérieuses s’organisent. Le Coup de cœur devient une corporation cette année-là et la suivante, en 1992, sera celle des premiers spectacles présentés hors Québec.
«On a produit des spectacles pour une première fois à Moncton en 1992. C’était le début d’un réseau pancanadien. En 1994, on s’est présenté à la conférence de Toronto. Et il y a eu les réunions Rideau (Ottawa). On s’est parfois heurté à une méconnaissance du milieu de la chanson francophone ailleurs au Canada. On nous voyait sortir de notre province et on se demandait «Qu’est-ce que le Québec veut ?»
«On a apprivoisé tout ça et on a développé une solidarité avec les autres «parlants français» de l’Amérique. On a eu l’occasion de rencontrer toutes ces communautés-là.»
Moments mémorables
Comme tout festival qui a une telle longévité, le Coup de cœur a eu ses moments charnières. Ce 25e est une bonne occasion de s’en souvenir.
«Le passage d’Alain Bashung en 1995 a été déterminant, assure Chartrand. Je n’étais pas le premier à vouloir le faire venir à ce moment-là… Alain n’avait même pas d’agent dans ce temps-là. Seulement un booker personnel.
«J’avais été en France pour négocier l’affaire. On m’avait dit «oui», mais ça prenait plus qu’une date (un spectacle) à Montréal. Ça été toute une histoire. Surtout que ce n’était pas pour faire jouer Bashung dans une grande salle. On allait au cégep de Maisonneuve. (ndlr : deux soirs dans l’amphithéâtre du cégep. Pas exactement la salle Wilfrid-Pelletier…) Mais quand on s’est retrouvé en «coulisses» et qu’il est entré sur scène en chantant Madame rêve, on a su que ça valait le coup.»
Si le spectacle Outrage aux Sinners (2002) – avec tous les Sinners -, la présence de Sanseverino (2003), celle des Colocs (1995), du temps de la rencontre entre Dédé et Vander, sont évoqués par Chartrand parmi ses coups de coeur, parfois, c’est dans le concept où résidait la difficulté.
«Richard Desjardins avec l’Orchestre symphonique, ça a été un truc de malade. Écoute, il n’y avait pas un sou à la base… Pour rentrer dans notre argent, il fallait vendre 7000 billets pour ce show unique.»
Unique, il fut. Réussi et rentable, aussi. Un DVD témoigne désormais de cette rencontre.
La cuvée 2011
Cette année, il y a d’autres spectacles concepts (Mon coup de cœur francophone, Danse Lhasa Danse), des rentrées (Richard Séguin), des premières (Piché seul avec sa guitare), des programmes doubles (Richard Desjardins et Marie-Jo Thério), des lancements (les albums d’Eric Goulet, Jean-François Fortier, Dales Hawerchuck), des Européens (Arno, Arthur Ribo, L), des renaissances (Fanny Bloom après la Patère Rose) et pleins d’artistes qu’on veut voir ou découvrir (Galaxie, Ariane Brunet, Mara, Monsieur Mono, Géraldine, Mireille Moquin).
Là aussi, certaines prises font plus plaisir que d’autres.
«Piché, qui n’est jamais venu au Coup de cœur, ça fait des années que je veux l’avoir. Et dans un concept guitare-voix. On s’est croisé au lancement de Richard Séguin l’an dernier, je lui ai demandé encore, et là, il a dit : «O.K., O.K., O.K.» Il s’inquiétait surtout de recevoir des tas d’appels du milieu parce qu’il refuse de faire ce show-là depuis 1000 ans.»
Donc, le Coup de cœur francophone (www.coupdecoeur.ca) aura lieu du 3 au 13 novembre pour une 25e année. Et la suite… Les 26, 27e et 28e éditions? Pas une seconde, Alain Chartrand ne doute de l’avenir, malgré la fragilité de toute manifestation culturelle, manifestations souvent laissées de nos jours au bon vouloir des subventions à la culture.
« On travaille déjà pour l’an prochain, dit-il. Le financement, les subventions et les dépôts de dossiers auront lieu au printemps. Nous sommes comme des cultivateurs, nous travaillons en vue de chaque nouvelle saison. Et ce festival est toujours une belle déclaration d’amour à la chanson francophone.»
Le 25e Coup de Cœur francophone
Du 3 au 13 novembre 2011
Plus de 200 spectacles dans six salles montréalaises (Club Soda, Lion d’Or, L’Astral, Divan Orange, L’Esco, Bistro In Vivo).