FIJM 2014, l’album du jour (7) : le droit au rêve

Brad Mehldau et son comparse Mark Guigliana revendiquent haut et fort le droit au rêve. Pour les puristes, l’aventure tourne au cauchemar.

Par François Vézina

Le pianiste au goût éclectique s’est associé au batteur téméraire, as du drumn’bass, pour former Mehliana. Le duo présente son concert à l’Astral, mercredi soir, le 2 juillet. (*)

Mehldau change d’univers, pénètre de pleines mains dans celui de Guigliana, un monde électronique aux rythmes débridés.

Surpris ? Étonné ? Abasourdi ? Pas vraiment, si l’homme peut inscrire à son répertoire du Thelonious Monk, du Cole Porter, du Nick Drake, du Soundgarden et du Radiohead, il peut bien ne pas se limiter au seul piano. Et puis, il s’est déjà intéressé à la lutherie électronique dans le passé.

Le duo ? Là encore, Mehldau n’est pas homme à refuser ce genre d’aventure. Ses collaborations avec Pat Metheny et les chanteuses lyriques Renée Flemming et Anne Sofie von Otter en font foi.

Oui mais en duo avec un batteur? C’est effectivement moins évident. L’expérience est très inusitée même dans le domaine aussi riche que celui de la musique improvisée. Je ne garde en mémoire qu’un aride Cecil Taylor-Max Roach.(**)

Heureusement pour nous, la collaboration entre Mehldau et Guigliana est beaucoup plus féconde. Une rencontre folle, menée à train d’enfer, entre deux imaginaires complémentaires, le lyrisme du pianiste et la puissance du percussionniste. Ils évitent le piège de l’onirisme en évoquant les rêves.

L’intensité des deux musiciens est remarquable. On aurait presque tort de parler d’un duo. L’utilisation des synthétiseurs permet à Mehldau de se multiplier, tel un Jamie Madrox de la musique. Sa main gauche construit au synthé la fondation sur laquelle viendra improviser la main droite – au piano électrique, la plupart du temps.

Le jeu du claviériste perd une de ses principales caractéristiques: l’interactivité entre ses deux mains. Toutefois, le passage à l’électronique n’efface pas la personnalité du musicien. Bon pourvoyeur de thèmes, il ne bride pas ses élans romantiques. Il en retrouve des échos pour conclure brillamment The Dreamer, la bien nommée.

Souvent déchaîné, toujours créatif, Guigliana n’est pas un simple pourvoyeur d’énergie. Il participe à l’élaboration de cet univers. Il provoque des ruptures, délivre le tempo, imposant une nouvelle logique comme si 2 était la solution à d’autres équations que 1+1.

Mehldau et Guigliana savent jouer avec les climats. Le monde est en perpétuelle mutation. Insaisissable.

Les progressions dramatiques, la dichotomie tension/détente sont dignes du meilleur prog rock ou de l’ancien trio E.S.T. de regrettée mémoire. Les deux hommes s’aventurent aussi dans autres domaines, saluent au passage le funk des années 1970 (Sassyassed Sassafrass) et Serge Gainsbourg.

Plutôt étonnant d’entendre en échantillonnage le piano de Ford Mustang. Des goûts variés, ce M. Mehldau?

Notre seul regret est que le duo n’est pas suivi la trame amorcée par les premières pistes. Le claviériste, en maître-narrateur, raconte l’importance du rêve, l’importance de le saisir et le maîtriser.

Cette trame amorcée par la pièce-titre semble se terminer à la cinquième piste (Elegy for Amelia E.) par l’évocation réussie de l’écrasement de l’avion de la pilote Amelia Earhart qui, elle aussi avait un rêve, celui d’un monde où la Science accueillerait les femmes sans discrimination. Faudra peut-être le rappeler au ministre Peter MacKay.

A moins que le reste de l’album ne soit le rêve du duo devenu réalité?

(*) Gonflé le Mehldau. Il partage la scène avec Tigran Hamasyan au Gesù à 18h. On espère qu’il se gardera des forces pour le concert de 21h. Vous me direz que les musiciens de jazz jouent souvent des sets différents le même soir mais ils demeurent habituellement dans la même salle et… le même univers.

(**) Historic Concert, Soul Note.

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L’album du jour: Brad Mehldau et Mark Guigliana; Taming the Dragon

Étiquette: Nonesuch

Enregistrement: mai 2013

Durée: 71:52

Musiciens: Brad Mehldau (piano, piano électrique, synthétiseur, narration), Mark Guigliana (batterie, effets électroniques)