Le Top 50 de Frank (31): la rédemption du mauvais garçon

Janvier 1964. Les Beatles, les Supremes et Bobby Vinton dominent le palmarès tous azimuts du Billboard. Et, ô surprise, apparaît au 81e rang, un jeune trompettiste qui vient plus ou moins de sortir de «l’enfer de la drogue». A quand la Musicographie ?

Par François Vézina

Le jeune trompettiste se nomme Lee Morgan, un musicien qui a fait ses armes chez Dizzy Gillespie et Art Blakey. L’album s’intitule The Sidewinder.

Un succès commercial n’est pas toujours gage d’une réussite artistique. Là, on ne s’y trompe pas: l’album est jubilatoire.

La longue pièce-titre assurera à elle seule la gloire de son compositeur. Un thème envoûtant, un motif rythmique entraînant, des solos torrides du trompettiste et de Joe Henderson : il n’en faut pas plus pour dandiner de la tête et des jambes pendant 10 minutes.

Il est dommage que le succès de The Sidewinder ait jeté de l’ombre sur les autres titres de l’album. Ces quatre pièces, dont la remarquable Gary’s Notebook, sont autant de petits bijoux, tant sur le plan mélodique que rythmique.

Du hard bop de belle facture

L’album regorge de trouvailles étonnantes. Quelques exemples: la section rythmique s’amuse à altérer le tempo, donnant de l’élégance et du swing aux solos (Totem Pole).

De trois petites notes bien incrustées, Barry Harris ajoute une texture subtile pour mettre en relief les phrases de Morgan et de Henderson (Boy, What a Night).

Les deux principaux solistes n’avaient encore jamais joué ensemble. Il est difficile à le croire à les entendre. Les deux se complètent fort bien, exposant avec un beau dynamisme les thèmes et rivalisant d’inventions lors de chacune de leurs interventions.

Les styles s’apparentent. Les deux musiciens aiment un son clair et les brefs intervalles. Souvent, ils introduisent leur développement de quelques notes répétées, comme pour se donner un moment de réflexion avant de se lancer dans le feu de la création.

L’album n’aurait pas connu un si fulgurant succès sans l’apport inestimable d’une bonne section rythmique. Harris, Bob Cranshaw et Bill Higgins sont attentifs, polyvalents et efficaces.

L’album fera, bien sûr, le bonheur commercial de Blue Note. Dans le sillage, la firme tentera de répéter la recette avec des résultats pas toujours heureux.

Quant à Morgan, l’album relancera la carrière. Il rendra la politesse à Henderson pour le très bon «Mode for Joe», enregistra des centaines de pièces, replongera dans la drogue avant de connaître une fin tragique en 1972, tué par une ex-petite amie.

Mais, pour un bref moment, son étoile aura scintillé haut et fort dans le vaste firmament de la musique, franchissant même les frontières du jazz sans avoir vendu son âme. Peu de musiciens peuvent s’en vanter.

Le top-50 de Frank (31): Lee Morgan, The Sidewinder

Étiquette: Blue Note

Enregistrement: 21 décembre 1963

Durée: 50:52 (six plages)

Musiciens: Lee Morgan (trompette), Joe Henderson (sax ténor), Barry Harris (piano), Bob Cranshaw (contrebasse), Billy Higgins (batterie)