Le Top 50 de Frank (38): le figurant aux doigts d’or

Au cours de mes premières démarches jazzistiques, j’avais ma trinité personnelle: Miles Davis, bien sûr, John Coltrane ensuite, et finalement, Keith Jarrett.

Par François Vézina

Lorsque j’avais vu le nom du pianiste sur la pochette, aussi avais-je sauté sur l’occasion. Ce ne fut qu’une fois à la maison que je constatasse l’erreur: c’était un album d’un certain Kenny Wheeler. Une erreur que je n’ai jamais regrettée.

À ma défense: comment aurais-je pu savoir à l’époque que Wheeler avait déjà une sacrée belle feuille de route ?

Et ne nous y trompons pas: Wheeler était bien le patron de cette séance réunissant des musiciens fort talentueux, aux parcours déjà prestigieux mais dont l’ascension vers la gloire n’était pas encore terminée.

Le bugliste d’origine canadienne a signé les trois titres de l’album. C’est lui qui lance les musiciens et c’est lui qui les ramène au bercail par un retour au thème ou à une variation.

Les trois très jolis morceaux au programme sont une véritable invitation à la rêverie. Wheeler y apporte sa touche personnelle par une sonorité pure, aérienne. Une légère réverbération sur son instrument contribue à imprégner une grande douceur à l’ensemble.

Toutefois, la musique garde un certain ancrage au sol grâce à la belle interaction régnant entre les musiciens. Holland et DeJohnette sont impériaux. Si le premier lance des lignes de basse majestueuses, le second tisse une superbe toile de fond dans laquelle la mise en place judicieuse des sons a préséance sur un rythme contraignant. Son solo de cymbales pendant Heyoke est une forte démonstration de sa science du placement. Du grand art.

L’Oscar du second rôle

Et l’ami Keith ? Simple figurant ? Pas vraiment. Il ne faut pas oublier que Jarrett vivait alors, à vrai dire, une époque charnière.

Le célèbre concert à Cologne (Köln) est derrière lui mais ECM n’a pas encore sorti l’enregistrement lorsqu’il entre au studio pour cet album. Mais cela n’empêche pas Wheeler de lui laisser de la place, beaucoup de place.

Le pianiste en profite pleinement. De superbes envolées. Des improvisations parfois enracinées dans le thème, d’autres fois sorties de son imagination fertile. Des interventions parfois nuancées, parfois denses. Autant de jolies parenthèses.

Il lui arrive même de détourner l’ambiance. Ainsi, au milieu de Gnu Suite, il impose subtilement un rythme latinisant. Et ses compagnons, dociles, le suivent.

Jarrett remplit aussi fort bien son rôle de soutien, soulignant adroitement le jeu plus cérébral du maître de la séance.

Je garde une tendresse pour Smatter, la plus courte et sans doute la plus terrienne de la séance. Et un seul regret: la fin un peu abrupte de Heyoke, comme si après 21 minutes de beaux échanges, le quatuor ne parvenait pas à trouver une conclusion.

Au final, un très bel album. Comme quoi, les erreurs n’entraînent pas toujours de conséquences dramatiques. Certaines conduisent vers même un bien-être paisible, un bonheur certes éphémère mais réel. Et puis 40 minutes de bonheur, ça compte.

Le Top 50 de Frank (no 38) : No 38 Gnu High

Étiquette: ECM

Enregistrement: Juin 1975

Durée: 40:48

Musiciens: Kenny Wheeler (bugle), Keith Jarrett (piano), Dave Holland (contrebasse), Jack DeJohnette (batterie).