Juillet 1961. Les murs du Five Spot, un club de la Grosse Pomme, tremblent sous l’effervescence d’un quintette mené par le tumultueux multi-instrumentiste Eric Dolphy, un des musiciens qui auront le plus contribué à transformer le jazz au début des années 1960.
Par François Vézina
Ce disque est un bref mais intense témoignage de ce passage qui a beaucoup marqué les esprits.
Dolphy est aux commandes. Il paraît si frêle qu’une simple brise pourrait bien le projeter hors de la scène. Détrompons-nous car c’est lui, ce souffleur de tempêtes, qui contrôle les éléments.
Cosignataire du manifeste Free Jazz, Dolphy n’a pas renoncé à vouloir repousser encore plus loin les limites de la musique improvisée, même s’il semble se montrer plus respectueux des structures établies.
Mais il existe plus d’un moyen pour dynamiter l’art afin de le faire évoluer vers des bases nouvelles.
Qu’il souffle dans son sax alto ou dans sa clarinette basse (un des rares à avoir pu maîtriser cet instrument difficile), Dolphy demeure inimitable par son style et son discours si personnels.
Il sait se montrer espiègle, s’amuser autour du thème comme un loup face à sa proie, avant de tout bousculer par de longues envolées à l’emporte-pièce (son premier solo sur The Prophet dure pas moins de six minutes), des écarts imprévisibles, des effets parfois dissonants et un son tout en aspérité.
Sur la scène du Five Spot, Dolphy est accompagné par une éblouissante section rythmique et un jeune chien fou, le trompettiste Booker Little, un autre fulgurant musicien dont le feu s’est trop vite éteint.
Dolphy avait trouvé en lui un bon compagnon. Le trompettiste a un son plus lisse, plus éclatant, une utilisation surprenante du silence, complétant à merveille le jeu du patron, par sa quête d’une atonalité libératrice.
Complicité
La complicité des deux hommes est évidente pendant Fire Waltz, un de ses petits bijoux de thème dont avait le secret le pianiste du groupe, Mal Waldron. La pièce s’amorce par une exposition plutôt sobre de Dolphy, magnifiquement éclairé par un étonnant contre-chant de Little. S’enchaîneront des solos (d)étonnants pendant lesquels chaque homme démontrera une grande maîtrise des possibilités techniques de leur instrument.
Les membres de la section rythmique remplissent fort bien leur rôle de catalyseur, chacun à sa façon.
Waldron fait preuve de sa grande science de l’accompagnement, fidèle à ses conceptions musicales, à sa grande économie des notes, même si, à l’époque, son jeu est plus leste, moins percutant de ce qu’il deviendra des années plus tard.
Si Richard Davis demeure le gardien sobre du rythme, ne se départissant pas de son rôle de métronome, Ed Blackwell, s’en libère plus fréquemment pour souligner adroitement le jeu des solistes.
Si Little et Dolphy semblent jouer constamment dans l’urgence, peut-être sentaient-ils, inconsciemment, la fragilité de leur propre existence. La Grande Faucheuse traînait dans leur sillage. Le premier trépassera moins de trois mois plus tard, souffrant d’une insuffisance rénale, l’autre se taira en 1964, d’un diabète mal soigné.
So long Booker! So Long Eric!
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Le top-50 de Frank (6): Eric Dolphy, Eric Dolphy at the Five Spot, vol. 1
Étiquette: Prestige/New Jazz
Enregistrement: 16 juillet 1961
Durée: 47:41
Musiciens: Eric Dolphy (saxophone alto, clarinette basse), Booker Little (trompette), Mal Waldron (piano), Richard Davis (contrebasse), Ed Blackwell (batterie).