Fidèle au poste, voici la cinquième édition des prix Vigeant (la troisième en ces lieux renommés), mon palmarès personnel de la musique jazz de la dernière année.
Par François Vézina
Détail: je dois reconnaître que mon cœur a fortement balancé entre deux candidats pour le titre de l’album de l’année…
+1) L’album paru en 2014 mais écouté qu’en 2015.
Mise en abîme, Steve Lehman Octet (Pi Recording)
Rythmes infernaux brisés, combinaisons sonores inouïes et improvisations délirantes s’unissent pour donner à cet enregistrement une force brute. De l’explosive Segregated and Sequential à la ténébreuse Parisian Thoroughfare Transcription, le saxophoniste et ses musiciens font éclater les conventions. Refusant la demi-mesure, ils brisent les ailes des géants – surtout celles de Bud Powell si on se fie à certains titres – pour mieux s’envoler. Ils ne font pas de quartier. Les fragments servent de fondations à une nouvelle création sauvage et libre. Cet acte de rébellion libère une énergie féconde et puissante, mais contrôlée. De ce saccage apparent naît une beauté nouvelle, sauvage et hypnotique.
12) L’album électro-jazz de l’année
High Risk, Dave Douglas (Greenleaf)
Le polyvalent trompettiste est un habitué des sphères alliant effets électroniques et musique improvisée. En s’alliant à deux artistes relativement inconnus, Jonathan Maron et Shigeto ainsi qu’au détonnant percussionniste Mark Guiliana, il explore des nouvelles terres fertiles. L’album s’annonce bêtement planant mais tchak! tchak! voici que de quelques coups de baguette, Guiliana, d’une inventivité sans limite, balaie les appréhensions, comme s’il avait lancé des colonnes de feu à l’assaut des nappes vaporeuses. Le jeu de Douglas en devient plus terrien, moins aléatoire. Le quatuor maintient l’intérêt grâce à une solide cohésion qui lui permet d’amalgamer divers sons, quelques lignes mélodiques simples et effets électroniques pas du tout parasitaires.
11) L’ovni de l’année
In for a Penny, In for a Pound; Henry Threadgill Zooid (Pi Recording)
Le multi-instrumentiste rameute ses complices du Zooid pour enregistrer un projet ambitieux: une longue suite de six sections présentée sur un album double. Fidèle à lui-même, Threadgill s’intéresse aux formules inusitées puisque sa formation compte, outre lui-même, un tromboniste-tubiste, un guitariste, un violoncelliste et un batteur. Les musiciens doivent improviser tout en se soutenant mutuellement dans des structures établies en constante évolution. Il n’y a pas d’intrigue musicale, pas de thème. Seules les combinaisons sonores comptent, les jeux croisés, les élans bien dosés des musiciens. Hermétique certes mais souvent jubilatoire.
10) La confirmation de l’année
For One to Love, Cécile McLorin Salvant, Justin Time
Cécile McLorin Salvant offre un superbe programme partagé entre de très belles compositions personnelles et d’intéressantes reprises, dont une fort émouvante Le Mal de vivre, de Barbara. Faisant preuve d’une étonnante maturité, la jeune chanteuse multinationale (elle est née aux Uhéssas d’un père haïtien et d’une mère française) fait preuve de beaucoup de cran. Elle ne se contente pas d’interpréter les chansons, elle les anime, elle les vit. Sachant mesurer ses effets, (imitant entre autre le growl d’un sax tout en chantant pendant Growlin’ Dan), comptant sur un accompagnement nuancé et efficace, McLorin Salvant joue les nuances et mise sur l’émotion plutôt que sur l’esbroufe. Pari gagné.
9) Le faux live de l’année:
Gaïa, Lionel Loueke (Blue Note)
Plus de quatre ans après Mwaliko, Lionel Loueke retrouve ses collègues Massimo Biolcati (cb) et Ferenc Nemeth (batt). La complicité entre les trois compères s’installe rapidement sans recul. Enregistré live en studio devant quelque auditeurs, cet album démontre les raisons pour lesquelles le guitariste originaire du Bénin est très en demande auprès de la confrérie jazz: sûreté rythmique, étendue de la palette sonore, diversité du jeu. Toujours sensible à ses racines africaines (Gaïa, Veuve malienne, Forgiveness), il se montre tour à tour tranchant, apaisant et incandescent. L’esprit vif, ayant un don de l’ubiquité, il apparaît toujours là où on ne l’attend pas. Et espiègle avec cela, comme en témoigne sa version sans sentimentalité mièvre de How Deep Is Your Love, des Bee Gees, qu’il conclut par le thème de… Pata Pata.
8) La rencontre de l’année
The Bad Plus Joshua Redman; The Bad Plus & Joshua Redman; Nonesuch
Après les fiançailles célébrées en 2011, le mariage entre le saxophoniste et le trio a porté ses fruits. La présence de Redman ajoute une nouvelle texture à la palette sonore déjà fort dense du groupe sans en surcharger les effets. Le lyrisme souvent exacerbé du saxophoniste s’intègre fort bien à la puissance tellurique mâtiné de romantisme de ses nouveaux compagnons. Se partageant la responsabilité du répertoire, les quatre musiciens fusionnent leur immense talent sans perdre leur personnalité propre. Les thèmes proposés bien mis en lumière par une section rythmique revigorante ont tout pour charmer l’auditeur. Après un exaltant voyage de noces comportant un arrêt à Montréal, on peut espérer d’autres beaux enfants du quatuor.
7) L’album le plus intergénérationnel:
Space Time Continuum, Aaron Diehl (Mark Avenue)
Pour son quatrième album en solo, le jeune pianiste de 30 ans a invité des vieux routiers toujours jeunes de cœur (Joe Temperley, Benny Golson) et de jeunes loups déjà aguerris (Stephen Riley, Bruce Harris). Comme le reflète bien la pochette de l’album, la musique de Diehl est un long chemin circulaire bâti à l’aide de matériaux variés, une fine combinaison d’éléments anciens et modernes pour allumer l’étincelle de la création. Diversité des compositions, finesse des arrangements, sagesse du jeu, Diehl fait preuve d’une belle maturité tout au long de l’album, sachant doser sa propre virtuosité aux besoins de la musique. Une des promesses d’avenir du jazz.
6) Les Papys font toujours de la résistance (tranquille)
Made in Chicago, Jack DeJohnette (ECM)
Août 2013, les organisateurs du festival de Chicago ont donné carte blanche à un enfant de la ville des Vents, le batteur Jack DeJohnette, un jeunot de 71 ans. Celui-ci en profite pour convier de fringants papys, d’anciens amis de l’Association for the Advancement of Creative Musicians, tout aussi réfractaires que lui à la musique formatée: les multi-instrumentistes Roscoe Mitchell (73 ans) et Henry Threadgill (69 ans) ainsi que le pianiste Richard Muhal Abrams (82 ans). Ces brillants musiciens savent comment établir des ambiances qui leur permettront d’étayer leur talent. Ces moments de grâce sont annonciateurs de tempêtes rageuses, de rêveries contemplatives ou d’insoumissions grinçantes. DeJohnette est le véritable dynamo du groupe. Ses pulsions bouillantes et ses interventions judicieuses ne laissent personne sur le qui-vive. Vieillir ? La belle affaire!
5) La révélation de l’année
The Epic, Kamasi Washington (P & C Brainfeeder)
Il a du culot ce gamin. Inaugurer sa discographie par un album triple est un pari audacieux. L’audace ne s’arrête pas là. Le saxophoniste réussit à faire cohabiter avec bonheur une formation de 10 musiciens, un orchestre de neuf cordes et un chœur de 14 voix. Les deux premières épisodes de l’épopée préparent une finale grandiose composée entre autres de relectures vivifiantes de Cherokee et du Clair de lune de Debussy. Kanasi Washington est un alchimiste doué, car il parvient à amalgamer une sacré dose de funk à des textures impressionnistes françaises tout en échappant à la mièvrerie ou à une grandiloquence guignolesque. S’il se montre sourcilleux à préserver l’unité sonore de l’ensemble, le compositeur-orchestrateur laisse une grande liberté à d’excellents solistes dont lui-même, le tromboniste Ryan Porter ou le bassiste Stephen Bruner.
4) La meilleure recommandation d’un ami
Feathers; Thomas Enhco (Verve)
Gros, immense coup de foudre! Déjà auréolé d’une Victoire de la musique en France, le jeune pianiste de 25 ans se lance dans une périlleuse aventure solitaire. Il se rit des dangers avec une facilité déconcertante. Impudique, Enhco se dévoile, s’exprimant avec une imagination jamais démentie, un toucher sensible, une éloquence et une maturité dignes d’admiration. Les élans tumultueux d’une joie débridée (Looking for the Moose) l’emportent tout autant qu’une quête amoureuse aux accents jarrettiens (Je voulais te dire), un regard amoureux posé vers l’être aimé endormi (Watching You Sleep) ou la mélancolie d’une peine d’amour (Letting You Go). Il sera au Musée des Beaux-Art, le 18 février: belle soirée en perspective.
3) Le trio de l’année
Break Stuff; Vijay Iyer Trio (ECM)
Qu’il donne des airs de jeunesse à des standards, dont une magnifique version de Work, qu’il s’inspire d’anciens projets, Vijay Iyer continue de placer le rythme au cœur de sa création. Brillamment secondé par un solide contrebassiste (Stephen Crump) et un magicien de la batterie (Marcus Gilmore), le pianiste s’inspire des schémas polyrythmiques proposés pour donner libre cours à une imagination constamment mise en éveil, une inventivité jamais asséchée. Les trois compères en parfaite symbiose se mettent constamment en danger, parvenant à maintenir un équilibre parfait entre les envolés parfois lyriques et la force incantatoire des boucles répétitives comme le démontre cette superbe Mystery Woman.
2) L’album qui sera mon favori si je n’en préférais pas un autre
Solo; Fred Hersch (Palmetto)
Coup de chance. Le pianiste a décidé de publier ce concert enregistré à des fins documentaires parce que, comme il l’écrit, il se trouvait vraiment «dedans» («in the zone»). Hersch convie notamment Antonio Carlos Jobin, Thelonious Monk, Juan Tizol et Joni Mitchell pour faire une cour assidue aux auditeurs. La séduction assumée est permanente. Faisant varier les climats, tournant de façon amoureuse ou espiègle autour des thèmes, faisant parfois pleuvoir une pluie de notes rafraichissante, le pianiste livre une prestation inspirée. Sa magnifique version de Both Sides Now est bouleversante. Le disque que j’ai inséré dans mon lecteur, un certain soir de novembre, pour me consoler de la méchanceté humaine.
1) L’album de l’année
Synovial Joints; Steve Coleman and the Council of Balance (Pi Recording)
Développant des concepts intrigants et originaux, Steve Coleman nous démontre, une fois de plus, qu’il est un grand metteur en scène des sons. Outre ses très bons souffleurs, il fait appel à un quatuor à cordes et à un groupe de vigoureux percussionnistes, ajoutant une texture nouvelle à sa musique. Prodigieux instrumentiste, orchestrateur hors-pair, chef de file ingénieux, le saxophoniste nous entraîne à l’intérieur des rouages de la machine humaine (Synovial Joints), évoque la très vieille Europe (Celtic Cells), l’Afrique (Harmattan, Normadic) tout en contrôlant quelques tempêtes (Tempest). Lignes mélodiques improvisées, arrangements somptueux subtils et figurent rythmiques énergiques sont les plumes qui permettent de raconter des histoires éblouissantes, lumineuses. Les grandes qualités narratives de Coleman sont au service d’un discours chaleureux, fluide et cohérent.