Les listes de Frank: les prix de 2014

Au début de la liste, en 2011, ce n’était qu’un jeu entre moi et mon pote Stéphane, parti s’établir, le traître, dans une petite ville du Nord de la France. Un classement sans classement. Un prétexte pour parler d’albums que j’aimais. Les prix Vigeant (du nom de l’ami qui m’a fait découvrir le jazz).

Par François Vézina

Cette année-là, on y retrouvait entre autres Pierrick Pédron et Ambrose Akinmusire (déjà), Miles Davis et Giovanni Guidi, Sonny Rollins et JD Allen, Youg Sun Nah et Bill Carrothers. Et même pour me moquer légèrement de lui, Wynton Marsalis. Keith Jarrett eut même droit à sa propre catégorie.

L’année suivante, la liste prit de l’ampleur et fut envoyée à d’autres amis curieux de la note bleue. Pour la première fois, il eut un album de l’année, décerné à Accelerando de Vijay Iyer, devant Mad Possible des vilains Bad Plus. Le palmarès faisait une fois de plus la part belle entre l’Europe et les Uhessas, comptant notamment le trio Fly, Cassandra Wilson, Giovanni Mirabassi, William Parker et, une fois de plus, Pierrick Pédron.

En 2013, mon pote Phil accepta de publier la liste sur son blog. L’année Ibrahim Maalouf. Pour ceux que cela intéresse, on peut la consulter ici https://www.ruerezzonico.com/le-jazz-en-2013-de-maalouf-a-maalouf/

Tout ça pour présenter la liste 2014… Allez! En avant la musique!

Le Vigeant de l’album sorti en 2013 mais écouté en 2014

Vincent Peirani: Thrill Box (ACT)

Richard Galliano l’avait prouvé: l’accordéon peut être un instrument qui s’accorde bien aux rythmes qui balancent. Vincent Peirani, lui, le hisse à un niveau supérieur, au-delà de la musette, du tango et autres influences latines. Entre ses mains, l’accordéon est vraiment un instrument de jazz, de tous les jazz. Magnifiquement accompagné par des Michael Wollny et Michel Benita des grands jours – sans oublier le joli coup de main de Michel Portal et d’Émile Parisien – il propose un fort joli voyage sur des mers accueillantes mais surprenantes, avec escales en terre balkanique, mehldane ou monkienne. En prime: une superbe version de Throw It Away de la grande Abbey Lincoln. Le gars n’a pas démérité son prix Django Reinhardt 2013.

Le Vigeant de l’Ovni de l’année

Marc Ribot: Live at the Village Vangard (Py)

Le guitariste Marc Ribot et son trio nous convient à une randonnée exploratoire loin de sentiers battus. Au programme: du John Coltrane méconnu (deux pièces de l’album Sun Ship), du Albert Ayler explosif et deux standards. Le guitariste, toujours aussi incisif, s’amuse, notamment en métamorphosant The Wizard en boogie effrené ou en alternant entre une effervescence délurée, une nostalgie non dénuée de magie (magnifique Old Man River) et des rêveries méditatives. L’entente entre les trois musiciens est totale, Henry Grimes et Chad Taylor sachant trouver les teintes justes pour accompagner le jeu en apparence rugueux de leur patron.

Le Vigeant de l’album qu’on a failli louper

James Farm: City Folk (Nonesuch)

Deuxième album – le premier depuis 2011 – pour ce quatuor qu’on pourrait croire de circonstance si on se fie uniquement à sa composition. Pourtant, la synergie entre Joshua Redman, Aaron Parks, Eric Harland et Matt Penman donne du relief à l’ensemble, grande étant leur complicité. Les compositions – que se sont partagées les quatre lascars – sont fort mélodiques. Libéré de la responsabilité de fournir à lui tout seul le répertoire, Redman joue sereinement tout en évitant les pièges de la routine. Son jeu sobre dégage une grande beauté bien mise en lumière par ses compagnons. Parks apporte un certain sens de la gravité tandis que Penman et Harland ajoutent une touche contemporaine et urbaine bienvenue.

Le Vigeant du retour en haut de l’affiche

Mark Turner: Lathe of Heaven (ECM)

13 ans, c’est long. Il en a fait du chemin le saxophoniste depuis Dharma Days. Ses nombreux projets et collaboration ne sont pas passés inaperçus au cours de toutes ces années. L’homme n’a pas peur des défis. Pour ce retour réussi à titre de leader, il a choisi une formation colemanienne: le quatuor sans piano. Si notre héros ne se prive pas de quelques numéros de haute voltige bien maîtrisée, l’interaction entre lui et le trompettiste Avishai Cohen est éblouissante, particulièrement lors des passages en contrepoint. Joe Martin jette de solides fondations permettant aux solistes de s’exprimer en toute confiance (on peut regretter que le mixage le relègue un peu trop dans l’ombre) tandis que Marcus Gilmore démontre ses talents de projectionniste hors pair.

Le Vigeant du plus beau duo de l’année

Vincent Peirani & Émile Parisien Duo Art: Belle époque (Act)

Les deux musiciens se sont connus et appréciés chez Daniel Humair. Belle référence. Entre l’accordéoniste et le spécialiste du soprano, quelque chose a cliqué, comme une envie irrésistible de raconter de belles histoires. Saluant de belle façon au passage le grand Sydney Bechet, cet enfant terrible des années folles du jazz, le duo parvient souvent à créer une forte progression dramatique tout au long de l’album. Le ton est résolument contemporain, non sans être empreint d’une certaine nostalgie (ah! cette Hysm, aux mille orages cérébraux, belle à brailler, ah! ce Cirque des Mirages, qu’on pourrait croire issu d’un film de Claude Sautet). Un troisième larron aurait gâché la sauce; signe irréfutable de la réussite d’un duo.

Le Vigeant de l’hommage à la musique pop

Pierrick Pédron: Kubic’s Cure (Act)

Insaisissable Pédron. Après un album mêlant progressif et fanfare et un autre saluant des pièces moins connues de Thelonious Monk, voici que le saxophoniste français jette son dévolu sur… The Cure, groupe-phare de la new wave britannique. Singulier hommage. Au programme, des chansons assez ou très connues (Boys Don’t Cry, Lullaby ou In Beetween Days). Jouant au chat et à la souriant avec les thèmes, cherchant le plus souvent à s’en évader, Pédron n’est pas prêt à se laisser estampiller par les marchands du temple. La section rythmique trempée dans l’acier refuse de se laisser enfermer dans un pan-pan-pan routinier. Les invités – Médéric Collignon, Thomas Bramerie et Ghamri Boubaker – s’intègrent brillamment dans l’univers décalé du trio. Grandiose. Et on n’est vraiment pas obligé d’être fan du groupe pour apprécier.

Le Vigeant de l’hommage au jazz

Jason Moran: All Rise: A Joyful Elegy for Fats Waller (Blue Note)

Sans doute en avons nous ras les pompons des hommages habituels à Monk, Coltrane et autre Miles. Ici, tout est dans le titre. Le pianiste, qui a traîné ce projet sur scène au cours des récentes années, rend un bel hommage à ce pionnier du jazz, reconnu pour sa truculence. Lui et sa co-réalisatrice, Meshell Ndegeocello (qui n’hésite pas à donner de la voix) rejettent tout passéisme, préférant saluer l’esprit de Waller, axé vers la bonne humeur et la fête. Les arrangements, à la lisière du jazz et du rythm & blues, sont résolument contemporains, donnant une nouvelle jeunesse à des vieux standards comme Ain’t Misbehavin’, Honeysuckle Rose et Jittenberg Waltz. Les copains du Bandwagon Trio (Tarus Mateen et Nasheet Waits) sont bien là, efficaces comme à l’accoutumée. Moran est aussi appuyé par deux cuivres et une anche, donnant un relief à cet enregistrement. Puristes, s’abstenir.

Le Vigeant de l’album recommandé par un ami

Michael Wollny: Weltentraum (Act)

Le pianiste du réputé trio (em) fait le grand écart au chapitre du répertoire proposé, passant d’Alban Berg à Pink, des Flaming Lips à Edgar Varèse, de lui-même à Guillaume de Machaut. Il s’en tire à merveille de cet exercice périlleux grâce à une exécution sans faille, rigoureuse et libre. Wollny et ses deux compagnons, Tim Lefebvre et Eric Schaefer, sont les gardiens d’un monde onirique (Welterntraum signifie littéralement les mondes du rêve) sans brume vaporeuse artificielle, ni décor grotesque. De forts jolies mélodies sont souvent prétexte à des progressions dramatiques non dénuées de romantisme. Le peuple de la nuit peut être à la fois rassurant et inquiétant à la fois.

Le Vigeant de l’album live de l’année

Snarky Puppy: We Like It Here (Ropeadope)

Sur scène, ils sont une vingtaine. Des guitares, des percussions, des anches, des cuivres, des claviers. Ils sont talentueux, audacieux et un peu dingues comme le démontre ce concert enregistré aux Pays-Bas. Cet orchestre a de l’énergie à revendre, des lignes mélodiques envoûtantes, des motifs rythmiques variés, des arrangements originaux et des improvisations souvent brillantes. Entre la fusion, le progressif et l’électronique, la bande approfondit ses diverses influences en les transformant en un savoureux cocktail. Et puis, suis-je dingue ou ce What About Me? semble tirer d’un recueil de partitions d’Uzeb ? Vivifiant.

Le Vigeant de la révélation de l’année

Colin Vallon: Le Vent (ECM)

Cet album n’est pas un coup d’essai pour le pianiste suisse de 34 ans. Le trio avait déjà enregistré chez HatHut et ECM. Ce Vent peut l’emporter loin. Le trio a bien retenu les leçons de ces confrères européens comme E.S.T. ou (em): de belles lignes mélodiques jouées avec une intensité, une passion jamais démenties. Les instruments de Vallon, de Patrice Mouret et de Julian Sartorius s’entrecroisent, s’appuient sans jamais se déchirer. Le trio cache leur virtuosité certaine derrière une décontraction apparente, sans crier gare. C’est souvent beau comme la pluie tombant après une canicule.

Le Vigeant de la confirmation de l’année

Ambrose Akinmusire: The Imagined Savior Is Far Easier to Paint (Blue Note)

Son premier album chez Blue Note avait marqué les esprits. Là, le trompettiste assume ses promesses. Permettez-moi de me plagier: «L’ambiance de l’album est généralement feutrée. Les arrangements, un piano enveloppant, des motifs rythmiques peu conventionnels épousent magnifiquement le jeu aérien du leader. La cohésion entre des musiciens partageant l’envie de prendre des risques favorisent les échanges féconds.» Je ne me dédis pas. L’ajout d’un guitariste et d’un flûtiste, l’emploi judicieux d’un quatuor à cordes et la participation de trois voix ajoutent du panache et laissent entrevoir de nouveaux horizons.

Le Vigeant de l’album qui nous empêche de lire

Brian Blade & the Fellowship Band: Landmarks (Blue Note)

Brian Blade n’avait pas réuni sa communauté depuis 2008. Il faut reconnaître que le batteur attitré de Wayne Shorter est un musicien fort occupé. Malgré la grande dispersion des séances d’enregistrement – la première remonte à 2010 -, le groupe parvient à garder une unité de ton. Blade, qui reste dans l’ombre, évoque son Sud natal avec une tendresse mélancolique. Les compositions aux lignes mélodiques envoûtante semblent être la trame sonore d’un road movie imaginaire. Leur simplicité apparente déblaye un vaste espace de liberté dans lequel s’engouffrent de fort talentueux musiciens. Majestueux.

Le Vigeant de l’album de l’année

Stéphane Kerecki: Nouvelle Vague (Out Note)

Le jazz avait accompagné les premiers pas de la Nouvelle Vague, Martial Solal illustrant À Bout de souffle ou Miles Davis illuminant Ascenseur pour un échafaud, par exemple. Alors si, quelques décennies plus tard, un jazzman salue à son tour ce mouvement cinématographique, c’est un juste retour des choses. Un coup de chapeau bien mérité et respectueux aux compositeurs de l’époque, les Georges Delerue, Antoine Duhamel et autre Michel Legrand. Le ton reste intimiste, chaleureux et déchirant. Libre comme il sied à un hommage ce cinéma qui, comme le jazz, a bousculé les conventions. Cette ambiance permet notamment au formidable sopraniste Émile Parisien de briller de mille feux. Jeanne Added évoque à merveille, d’une voix gouaille et sans fioriture, Françoise Dorléac et Anna Karina, le temps de deux chansons (La Chanson de Maxence* et Jamais je ne t’ai dit que je t’aimerai toujours). Émouvant.

* Oui, je sais, ce n’était pas la sœur de Catherine Deneuve qui poussait cet air dans le film mais elle était aux premières loges pour l’entendre.