Alors? Mémorable, ce passage des Rolling Stones au Festival d’été de Québec? À bien des égards, oui. Quand le gigantisme d’un site (les plaines d’Abraham) va de pair avec de la foule monstre qui s’y trouve (officiellement 102 000 spectateurs, comme l’a révélé Mick Jagger lui-même sur Twitter au lendemain du spectacle) et le statut légendaire des chansons interprétées, pas mal tout le monde y trouve son compte.
Par Philippe Rezzonico
Cela dit, quand un événement de cette magnitude se déroule dans un contexte où tout est plus grand que nature, ce n’est pas une mauvaise idée de prendre quelques heures de recul pour remettre les choses en perspective et de faire quelques constats. Retour sur une journée pas comme les autres.
Le truc jamais vu : Des files d’attente à perte de vue pour entrer sur un site de festival, j’en ai vu quelques-unes au cours des décennies, au Québec ou ailleurs. Celle qui patientait pour accéder aux Plaines était l’une des plus impressionnantes qui soit. Mais une file d’attente de plus d’une centaine de personnes pour accéder à la zone V.I.P., ça, je n’avais jamais vu.
Gâcher l’effet de surprise : Je me souviens comment j’étais content, en décembre 2012, à Newark, quand Mick Jagger a annoncé que la chanson choisie par les amateurs était Around and Around, reprise de Chuck Berry tirée de l’album 12 X 5, que les Stones n’avaient pas joué en spectacle depuis 1977.
Nous n’étions pas dans le même contexte à Québec, mais quand tu joues l’une des quatre chansons proposées aux amateurs (ici, Street Fightning Man) pendant les balances de son, alors que tout le monde est aux abords du site, tu gâches un peu l’effet de surprise, non? Les Stones avaient vraiment besoin de « répéter » – pour quelques mesures, seulement – une chanson qu’ils ont joué des centaines de fois depuis les années 1960?
La qualité de son : Il y a des gens qui ont déploré la qualité du son? À ces derniers, je me permets un commentaire. Lors d’un spectacle en EXTERIEUR, sur une PLAINE où l’on est parfois à plus d’un KILOMETRE de la scène, il se peut que le son soit discutable… À 50 mètres de cette scène colossale, je peux vous assurer que je savourais la meilleure qualité de son jamais entendue à un spectacle des Stones. La définition des guitares était impeccable au point qu’on notait même les fausses notes. Hé! Jamais je n’avais entendu Keith Richards si bien chanter…
La fausse bonne idée : Tous les amateurs qui avaient scruté les sélections de chansons de cette tournée Zip Code savaient que Jumpin’ Jack Flash était le titre d’ouverture. C’est toujours sympathique de voir un grand groupe changer son fusil d’épaule, ne fut-ce que pour démontrer qu’il peut varier la donne. Pas de problème à amorcer la soirée avec Start Me Up, donc, mais encore faut-il bien la jouer. Or, Keith Richards a com-plè-te-ment salopé le riff d’ouverture. Comme dans to-ta-le-ment raté. En fait, ce fut rien de moins que la moins bonne version entendue par l’auteur de ses lignes depuis 1989.
La vraie bonne idée : C’est toujours sympathique de voir un grand groupe (bis) sortir de sa zone de confort. Street Fighting Man, justement, avec sa guitare meurtrière et le solo allongé aux claviers de Chuck Leavell a démontré que les vieux routiers peuvent encore jouer un classique de leur jeunesse avec un abandon presque juvénile. Même sentiment durant Miss You, tiens, lorsque le bassiste Darryl Jones s’est payé un solo bien sale, salué par Richards. Rassurant.
Les manques : On sait que les temps sont durs pour tout le monde, mais au prix qu’ils vendent leurs billets en aréna (500 $, 600 $ou 800 $ les meilleures places), on doute que les Stones aient du mal à joindre les deux bouts. Pourtant, il n’y avait que deux saxophonistes présents (et non pas une section de quatre cuivres comme on l’a vu souvent dans le passé), ce qui fut un peu mince pour Bitch. Quant à Honky Tonk Women (excellente) elle était dépourvue des habituelles vidéos de jolies femmes en animation. Les Stones frappés par l’austérité, eux aussi?
L’absence de Bobby Keys : Ce spectacle des Stones était leur premier au Québec depuis le décès de leur saxophoniste de longue date, Bobby Keys. Le solo de Keys durant Brown Sugar, c’est un peu l’équivalent de celui de Clarence Clemons dans Born To Run. Le saxophoniste de jazz et de funk Karl Denson, recommandé aux Stones par Lenny Kravitz avec lequel il a joué, a fait un boulot du tonnerre, respectant l’esprit de Keys et le son quelque peu crasseux, tout en y ajoutant sa touche. Chapeau.
En revanche, ce n’est pas une bonne idée d’avoir confié le solo de saxophone de Miss You, si court soit-il, à Tim Ries, pourtant en tournée avec les Stones depuis dix ans. J’avais l’impression d’entendre un solo de jazz qui s’éparpillait dans toutes les directions sans respecter la ligne mélodique d’origine.
Les interprétations monumentales : Plus le plateau est énorme, plus les Stones savent livrer leurs gros canons avec une touche de ferveur et de passion qui ne s’est jamais démentie. Qui, sérieusement, n’était pas bouleversé à l’écoute de cette version déchirante de Wild Horses?
Quand ils étaient des gamins, les Stones voulaient faire autant du blues que du rock n’ roll. Et aucune chanson de leur répertoire ne conjugue mieux les deux univers que Midnight Rambler. Celle entendue sur les Plaines n’était rien de moins que légendaire et dieu sait qu’on a entendu des grandes livraisons dans le passé. Rythme effréné, guitares tranchantes et un Mick Jagger qui ne ressemble jamais autant à un jeune homme de vingt ans qu’à ce moment. Moment légendaire.
Et, bien sûr, l’immense frisson que l’on ressent à l’écoute de Gimme Shelter où Jagger cède le plancher à Lisa Fischer, dont la voix a dû être entendue à des milliers de kilomètres des Plaines. Ces trois chansons, à elles seules, valaient le prix d’entrée.
La meilleure blague : « Le roi de la poutine ». Jagger, en présentant Ronnie Wood.
La blague la plus vache : « Ça a pris une bataille pour être ici. » Jagger, évoquant la bataille des Plaines.
Le roi Mick : Oui, notre homme Keith était en belle forme. Oui, les fans l’adorent. Oui, il est le prototype parfait du mauvais garçon de l’histoire du rock n’ roll. Il fallait entendre la foule scander : « Keith! Keith! Keith! ». Mais personne, personne ne brille jamais plus que Jagger dans un show des Stones.
C’était particulièrement vrai dès la troisième chanson (All Down the Line) quand Mick a réalisé que la réaction de la foule était un peu timide. Allez… Zou! Tout de suite à l’avant de la passerelle en tapant des mains pour réveiller les amateurs abrutis par une trop importante consommation de bière depuis des heures et une prestation sans saveur du groupe The Districts. Galaxie, qui précédait, a été dix fois supérieur.
Jagger, donc, était partout, chantant sans jamais paraître essoufflé, et transformant les Plaines en immense fresque mouvante quand il incitait les milliers de fans à balancer leurs bras de droite à gauche. Des images – notamment durant (I Can’t Get No) Satisfaction – qui vont à jamais nous rester gravées en mémoire.
Les frères retrouvés : En début d’une amitié de plus de 50 ans, les relations entre Jagger et Richards n’ont pas toujours été au beau fixe. Notamment durant les années 1980 et quand Keith a sorti son bouquin, il y a quelques années. Ils étaient alors plus frères ennemis que frères de sang. J’ai vu des tas de shows des Stones où Jagger et Richards s’approchaient l’un de l’autre uniquement lors de l’accolade finale.
Rien de tout ça cette fois. Au début de Tumblin’ Dice, Richards a amorcé la chanson sans pic de guitare… que Jagger lui a remis directement dans la main. Trois fois (minimum), Jagger est passé à côté de Richards pour lui taper sur l’épaule. Et les deux hommes ont entrechoqué leurs poings avec un sourire gros comme ça quand Mick a présenté Keith pour ses deux interprétations individuelles. Pas de souvenir d’une telle complicité sur scène entre les deux hommes. Touchant.
Et c’est, peut-être ce qu’il faut retenir quand (re)vient la question : « Était-ce le dernier show des Stones? » Tant que le pacte de longévité que Jagger, Richards, Watts et Wood ont signé avec le Diable tiendra le coup, on entendra sur d’immenses et de plus petites scènes ces chansons qui font partie de l’ADN de tout amateur de rock n’ roll.