Little Richard (1932-2020): la déflagration du Rock and Roll

Little Richard« A-wop-bop-a-loo-bop-a-wop-bam-boom!!! »

Par Philippe Rezzonico

Aucun artiste dans l’histoire du Rock and Roll n’aura vu son premier succès planétaire s’amorcer avec une phrase aussi dynamitée, digne d’un cri primal. Peut-être, finalement, parce qu’il n’y a eu qu’un seul et unique Little Richard.

Elvis Presley et Chuck Berry ont été respectivement le roi et le père du Rock and Roll, mais personne ne va contester que Little Richard, mort samedi, à l’âge de 87 ans, en fut l’architecte.

Avec sa voix puissante, son piano percussif et déjanté, son band tonitruant, sa sexualité naturelle et son look androgyne des années avant David Bowie, Richard Wayne Penniman aura marqué l’histoire de la musique populaire du XXe siècle.

Même si on a tendance à l’oublier, son parcours a des similitudes avec celui de Chuck Berry et d’Elvis. En dépit de son jeune âge, comme Chuck, le natif de Macon, en Géorgie, en a ramé un coup avant d’obtenir la gloire.

Pourtant, c’était bien parti. Sister Rosetta Tharpe, rien de moins, qui offre en 1947 au jeune Penniman (14 ans) la chance de chanter en début de son concert après l’avoir entendu chanter ses propres chansons.

Les années de vaches maigres

Mais quelques années plus tard, du contrat de disques chez RCA Victor dès 1951, à l’âge de 18 ans, l’histoire a retenu peu de choses. Les huit chansons gravées en 1951 et en 1952 à Atlanta, qui ont fait l’objet de quatre 78 tours, n’ont pas eu de succès au plan national. Every Hour a toutefois été un succès local en Géorgie.

L’histoire s’est répétée avec les huit autres chansons enregistrées chez Peacock en 1953 et 1955, après le déménagement de Little Richard à Houston.

Qui sait? Si les gens de chez Peacock avaient sorti Little Richard Boogie – endisquée avec le band de Johnny Otis – durant les premiers mois de 1955, l’histoire aurait peut-être été différente. Mais ils ne l’ont fait qu’en avril 1956… après l’avoir laissé filer chez Specialty. Tant pis pour eux.

Remarquez, ils ne s’en sont pas trop mal tirés, considérant que Specialty Records a racheté le contrat du jeune pianiste en 1955. Un peu parce Art Rupe en avait marre des appels constants de Little Richard.

Lloyd Price, vedette incontestée chez Specialty avec le succès national de Lawdy Miss Clawdy dès 1952, avait recommandé à Penniman d’envoyer son démo à Rupe, à Los Angeles. Ce qu’il fit au mois de février 1955.

Comme l’explique lui-même Rupe sur l’enregistrement boni à la réédition de l’album Here’s Little Richard, en 2012, c’est un peu en désespoir de cause qu’il a cédé.

« Au départ, on n’a pas écouté le démo. Ni même mon directeur artistique, Bumps Blackwell. Mais il ne cessait de nous appeler d’une ville à l’autre… On a finalement écouté la bande. Mauvaise qualité de son. Ce n’était pas un bon démo. Mais on cherchait une voix un peu comme B. B. King. Bien sûr, il n’était pas B. B. King, mais on l’a mis sous contrat. »

L’inspiration… au dîner

Après avoir racheté le contrat à Peacock, Little Richard, Blackwell et les musiciens se retrouvent en septembre au légendaire studio J&M de Cosimo Matassa, à La Nouvelle-Orléans. Et comme pour Elvis l’année précédente à Memphis chez Sun Records, pas d’étincelles. Au début, du moins.

Blackwell propose d’aller manger un morceau en face, au resto-club Dew Drop Inn. C’est à ce moment que Little Richard s’installe au piano  et commence à crier : « Tutti Frutti, good bootie! »

Blackwell comprend que sa journée va peut-être mener à quelque chose, mais il voit… il entend, plutôt, que les paroles qui font nettement allusion au cul…. Mmm… ça ne passera pas.

Coup de pot, l’auteure-compositrice Dorothy LaBosterie est dans la place. Blackwell lui demande si elle peut édulcorer les paroles pour que ça puisse jouer à la radio. Elle dit oui et elle s’y met à l’instant.

Son lunch est gâché, mais avec un tiers de droits d’auteurs de la chanson que Little Richard écoulera à un million d’exemplaires et que Elvis reprendra quatre mois plus tard – pour un ou deux millions de plus -, elle a probablement eu droit au «dîner d’affaires» le plus payant des années 1950.

Le reste, comme on dit, est passé à l’histoire. Avec la batterie de Earl Palmer et les cuivres de Lee Allen et d’Alvin Tyler, Tutti Frutti va devenir le premier de 14 Top 10 de Little Richard.

Des bombes et encore des bombes

La production qui a suivi est aussi historique qu’effarante : Long Tall Sally, Slippin’ and Slidin’, Rip It Up, Ready Teddy, She’s Got It, The Girl Can’t Help It, Lucille, Jenny Jenny, Keep-A-Knockin’, Good Golly Miss Molly, Ooh! My Soul, etc…

Des solos de saxophones incendiaires, des hurlements qui venaient des tripes, des chansons interprétées sur des tempos rapides avec des phrasés supersoniques… Que des bombes!

https://www.youtube.com/watch?v=LVIttmFAzek

S’il était normal de voir une autre génération, comme celle des Beatles, de reprendre les succès de Little Richard dans les années 1960, rarement un artiste aura été aussi souvent enregistré par ses contemporains même s’il s’agissait d’une pratique courante à l’époque : Elvis, Buddy Holly, les Everly Brothers, Jerry Lee Lewis… Tous l’ont fait.

Outre tous ceux qui ont reconnu son influence (Beatles, Rolling Stones, Otis Redding, Elton John, Prince), il est toujours ardu et casse-cou de comparer les époques. N’empêche, j’ai toujours eu l’impression que Little Richard a été au Rock and Roll des années 1950 ce que Metallica a été au métal des années 1980 : l’imparable claque dans la gueule! La déflagration absolue!

Toujours en voix

En 1996, lors de son dernier passage à Montréal lors d’un spectacle extérieur devant le Complexe Desjardins, il avait encore une énergie et une voix phénoménale. Les versions de Tutti Frutti et Lucille entendues ce soir-là étaient mémorables.

J’ai eu le plaisir de le revoir en 2008, lors de la 50e présentation des Grammy, à Los Angeles, lorsqu’il a partagé un bloc de « pionniers » avec Jerry Lee Lewis, le tout, accompagné de John Fogerty.

Durant les répétitions dans le Staple Center, entre deux prises, un technicien lui a lancé : « Monsieur Richard, vous avez interprété le deuxième couplet (de Good Golly Miss Molly) après le troisième ».

« Jeune homme, ça fait trente ans que je fais ça ! »

À une douzaine de rangées de la scène, avec une poignée d’autres journalistes, j’étais plié en deux. L’âge n’avait pas amenuisé les répliques assassines. En revanche, nous avions vu ce que le public n’a pas vu le lendemain, lors du gala.

Little Richard s’est présenté sur scène en fauteuil roulant, suites d’une opération à la hanche qui avait mal tourné.

N’empêche, allez l’entendre à 4:48 de la vidéo, quand il hurle le « Good Golly Miss Molly! ».

Écoutez la clameur de la foule qui ne s’attend pas à une telle voix d’un artiste de 75 ans.

Et ce regard qui semble dire : « Vous pensez que Kanye West est bon, hein, les jeunes? Oubliez ça, même à mon âge, c’est moi le meilleur. »

Allez chercher vos vieux disques, ou bien, allez sur Spotify. Écoutez en séquence – et à plein volume – les chansons énumérées dans le 19e paragraphe – si j’ai bien compté – de ce texte.

Et écoutez la déflagration…