Il y a des dates qui comptent plus que d’autres dans l’histoire de la musique. Le 21 novembre 1947, par exemple.
Par François Vézina
Alors que les Américains et les Russes entreprennent leur danse martiale au bord du gouffre, un jeune pianiste de 30 ans s’installe dans le studio WOR, à New York. Il participe à sa troisième session d’enregistrement pour la toute jeune étiquette Blue Note. L’homme a apporté avec lui sans doute sa plus remarquable partition. Sa jadéite à lui.
Cet orfèvre,déjà créateur de quelques magnifiques bijoux, se nomme Thelonious Sphere Monk. Son quintette va, dans quelques instants, enregistrer Round Midnight. Trois minutes et neuf secondes de pur bonheur.
La chanson a le charme de l’apparente simplicité. Je dis bien apparente. J’ai tenté de la déchiffrer à la flûte, j’en suis encore tout étourdi. Et puis, il y a un vrai expert qui l’a bien expliqué. Un gars prénommé Miles:
« Un thème dur à apprendre et à retenir. J’arrive toujours à la jouer, mais pas trop, sauf quand je travaille seul. Ce qui me donnait le plus de mal, c’était toutes ces harmonies. Il me faillait entendre le thème, le jouer et improviser de telle façon que Monk entendre la mélodie. » *
L’aventure avait commencé quelques années auparavant. Monk a sans doute composé la pièce à la fin des années 30 ou au début des années 1940.
Mais paradoxalement, ce sont des trompettistes qui l’ont portée aux fonds baptismaux. Le premier, un ellingtonien, un pur classique, – ce qui ne surprendra que les querelleurs et les marchands d’étiquettes – Cootie Williams, l’enregistra en août 1944 avec son grand orchestre qui comptait alors en ses rangs, un dénommé Bud Powell.
Et l’homme en profita pour faire ajouter son nom au crédit de la pièce. Avec l’accord de Monk. Bon sens des affaires.
Deux ans plus tard, c’est au tour de la principale figure publique d’un mouvement musical libérateur connu sous le nom de be bop, Dizzy Gillespie, à l’inscrire à son répertoire en y ajoutant quelques arrangements de son cru qui inspireront bon nombre de musiciens, y compris Monk.
Lui, il aurait vraiment mérité un crédit.
Et puis dans les années 1950 vint Miles Davis. Le musicien de St. Louis a vécu une véritable liaison symbiotique avec Round Midnight. Le trompettiste relança sa carrière en l’interprétant au festival de Newport en 1955. Il l’enregistra l’année suivante, une version anthologique, avec son premier grand quintette.** Douze ans plus tard, la pièce faisait encore partie du répertoire du second grand quintette du Prince des ténèbres.
Au fil des ans, Round Midnight n’est pas seulement devenu la pièce fétiche de Monk ou de Miles. Elle est venue à symboliser à elle seule tout un champ musical. Bien peu de chansons peuvent en dire autant.
Plusieurs musiciens s’y sont confrontés, comme s’ils ne pouvaient pas résister à ses vibrations noctambules. On les a entendus en solo, en duo, en quintette, en big band, etc. Certains vont droit à l’essentiel, d’autres creusent inlassablement un chemin, comme l’eau d’une rivière, son lit.
Mais en fait, Round Midnight est pour eux un miroir, un révélateur. Elle les inspire, les invitent à mettre leur âme à nu, à se dépasser. Aller au bout de soi, et même au-delà.
Le vertige de la création
Emblématique vous dites ? Lorsque le réalisateur Bertrand Tavernier tourna le plus beau film de l’histoire du cinéma (oui, je sais, je m’emporte…), il lui donna le titre de la chanson pour la version anglophone.
Combien de versions de Round Midnight existe-t-il ? Des centaines? Plus? En écrivant le titre dans le moteur de recherche du site Allmusic.com, on trouve 65 728 entrées. Il faut bien sûr faire la part des doublons, des triplons ou de celles qui n’ont qu’un lointain rapport avec le 12e coup du carillon, mais quand même, c’est assez impressionnant. Et dire que je n’en compte qu’une quarantaine dans ma discothèque.
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A tout seigneur, tout honneur:
Thelonious Monk
Genius Of Modern Music (1947)
Durée: 3:09
Étiquette: Blue Note
Une intro inoubliable. Chacun son tour, Sahib Sahad (st) et George Taitt (tp) lancent une courte ligne que répète Monk.
Un pont laissé à la seule responsabilité de Bob Paige (cb) (on en est 1947, n’oublions pas).
Le pianiste lance ensuite le thème, accompagné par une descente chromatique.
Monk, qui l’interprétera toujours en mid-tempo, déjoue ses propres embûches, s’amuse avec les variations possibles et jette son empreinte personnelle, rigoureuse et mystérieuse. Magistral et beau.
Thelonious Himself (1957)
Durée: 6:43
Étiquette: Riverside
Monk en solo. Voici le compositeur seul en face de sa création. Il lui fait une nouvelle cour et la séduit en la surprenant dès l’introduction. Souvent déroutant, il s’impose son rythme mais refuse de la violenter. Il prend son temps, refuse de bâcler l’affaire en quelques secondes et libère des espaces comme lui seul sait le faire. Il l’amène en randonnée, lui fait visiter des terres inconnues, belles et riches, soignées et fertiles. La cause n’est jamais entendue: c’est, bien résumée, l’histoire du jazz.
Live at the It Club (1964)
Durée: 6:32
Étiquette: Columbia
Superbe version enregistrée un soir d’Halloween ou de la Toussaint dans un club de Los Angeles. Monk lance la pièce en en augmentant légèrement la cadence. Au fil des ans, le ténor Charlie Rouse s’est transformé en véritable alter ego du pianiste. Musicien chaleureux et inspiré, l’esprit alerte, il se joue des acrobaties que tente de lui imposer son malicieux patron, fort prolixe. Qui est soliste ? Qui accompagne ? Bien malin celui qui peut le dire. L’arrimage du duo avec Ben Riley (batt) et Larry Gales (cb) – ce dernier n’a été engagé par Monk que trois semaines auparavant – est tout aussi réussi. Monk au sommet de sa forme et de sa gloire.
Et les autres:
Cootie Williams
Complete Jazz Series 1941-1944 (1944)
Durée: 3:22
Étiquette: Complete Jazz Series
Sous la houlette de Williams, Round Midnight est une jolie ballade toute simple. Trois petites notes d’intro. Et hop, le trompettiste plonge dans le thème, bien porté par un bel arrangement. Le son est clair, soigné. Il se concentre sur la mélodie. C’est joli. Le moment fort survient lorsque le thème est repris en puissance par l’orchestre en entier. Du bon boulot.
Dizzy Gillespie
Live in 1948 (Jazz Archives no 186)
Durée: 8:51
Étiquette: EPM
Dizzy a grandement contribué à la popularité de la chanson en l’ajoutant au répertoire de son fabuleux grand orchestre. La formation débarque à Paris et surprendra les jazzophiles hexagonaux par la modernité de ses arrangements et de son jeu. Round Midnight n’est pas en reste. On retiendra l’intro brillante de Gillespie – que conservera Monk et magnifiera Miles -, l’arrangement orchestral somptueux ponctué de quelques éclats magistraux, et la rythmique surprenante (dommage qu’en raison de la qualité sonore, les congas de Chano Ponzo Gonzales se fassent plus deviner qu’entendre). En prime: des vigoureuses impros de John Lewis (p) et d’Howard Johnson (sa).
Miles Davis
Round About Midnight (1956)
Durée: 5:58
Étiquette: Columbia
Heureuse Columbia et heureux auditeurs… Miles célèbre son arrivée chez le major en lui réservant dès sa première séance d’enregistrement ce splendide joyau.
A l’aide de sa trompette munie d’une sourdine, il a trouvé le ton juste. Son interprétation est attendrissante, langoureuse, sensuelle avec un soupçon de nostalgie.
Son jeune compère John Coltrane n’est pas en reste. Loin du déferlement de notes dont il se fera une spécialité, le ténor propose une improvisation consolatrice presque insouciante. Son solo minéral procure un bel équilibre à cette version, sans doute l’une des plus belles du répertoire.
Art Pepper
Art Pepper + Eleven (1959)
Durée: 3:35
Étiquette: Contemporary
L’interprétation de Miles a libéré les eaux. Les écluses sont levées. Voici que s’en échappe Art Pepper, un de ces vilains beaux garçons de la Côte Ouest américaine. Un orchestre de 11 musiciens l’accompagne tous portés par l’arrangement majestueux de Marty Paich qui laisse toute la place au saxophoniste et libère le tempo à mi-parcours. Pepper relève le défi avec panache, apportant à l’oeuvre son art de la mélodie. La version n’a pas pris une ride malgré le soleil californien.
George Russell
Ezz-Thetics (1961)
Durée: 6:34
Étiquette: Riverside
Une introduction tout à fait méconnaissable. Une suite de sons aléatoires de l’orchestre, comme s’il y avait une urgence en studio. Le grand, l’immense Eric Dolphy (cl-b) calme le jeu en s’emparant du thème. Après une exposition sobre, le clarinettiste se lance dans une improvisation tendue, enflammée, cohérente, digne de son grand talent. Le morceau se conclut dans un capharnaüm général. Ne me dites pas que vous êtes surpris?
Bill Evans
At Shelly’s Manne-Hole (1963)
Durée: 9:11
Étiquette: Riverside
L’autre prophète du piano-jazz moderne avait déjà enregistré au moins trois fois Round Midnight avant ce concert présenté en mai 1963. Il en connaît donc la matière. Le pianiste ralentit le tempo et demeure sobre pendant l’exposition du thème. Il s’en dégage une atmosphère de noirceur et de tristesse. Cette sensation se perpétue pendant son solo alors que chaque note est bien détachée de la suivante. Evans donne même l’impression d’interrompre chacune d’entre elles avant qu’elles ne s’éteignent naturellement. Chuck Israel et Larry Bunker accompagnent discrètement le patron.
Ella Fitzgerald
A Perfect Match (1979)
Durée: 4:43
Étiquette: Pablo
Superbe rencontre entre la grande dame du jazz et l’orchestre de Count Basie (même si le comte n’est pas derrière son clavier). Paul Smith, le pianiste attitré de la chanteuse, l’accompagne de ses mains de velours. Ella n’a peut-être plus le coffre de ses glorieuses années mais il ne lui suffit que trois strophes pour donner des frissons à l’auditeur. Et sa reprise, au terme du beau solo de flûte traversière de Danny Turner, démontre qu’elle a encore du talent, du métier et une vérité toute naturelle. De la classe, de la très grande classe.
Bobby McFerrin/Herbie Hancock/Ron Carter/Tony Williams
B.O.F. de Round Midnight (1986)
Durée: 5:37
Étiquette: Columbia
Version dépouillée emportée par la magnifique voix de Bobby McFerrin et l’accompagnement raffiné de l’ancienne section rythmique du deuxième quintette de Miles Davis.
Le solo d’Herbie Hancock témoigne aussi d’une solide compréhension de l’improvisation et des harmonies.
Le réalisateur Bertrand Tavernier n’aurait pu choisir une aussi belle vitrine pour lancer son film racontant l’amitié entre deux êtres passionnés par le jazz: le musicien Dale Turner (magnifiquement interprété par Dexter Gordon, candidat à l’Oscar) et un admirateur (François Cluzet).
Frank Morgan
Mood Indigo (1989)
Durée: 5:57
Étiquette: Antilles
Le saxo-alto Frank Morgan n’a pas été épargné par les aléas de la vie: Drogue, prison, désintox, rechute… Un vrai épisode d’une Musicographie qui se conclut par le triomphe de l’artiste. S’il porte avec lui tout un bagage d’émotion, il ne le traîne pas comme un boulet. Son art de l’introspection et la grande maîtrise de l’instrument lui permettent de trouver le ton juste pour cette version, sans doute la plus mélancolique d’entre toutes. Accompagnement sans faute de George Cables (p), de Buster Williams (cb) et d’Al Foster (batt). Beau à pleurer.
James Carter
The Real Quietstorm (1995)
Durée: 6:06
Étiquette: Atlantic
Superbe version qui repose en partie sur le saisissant contraste entre le doux piano de Craig Taborn et le son rauque du baryton de James Carter. Celui-ci démontre son savoir-faire en caressant la mélodie dans tous les sens et son savoir-souffler en maintenant une note pendant 28 secondes à mi-parcours.
Steve Coleman
Steve Coleman’s Music Live in Paris: 20th Anniversary Collector’s Edition (1996)
Durée: 7:07
Étiquette: Sony
Dès le début, le quatuor annonce ses couleurs: il refuse porter les habits d’habiles fossoyeurs. Mené par une section rythmique habitée par le feu, Steve Coleman (sa) et Andy Milne (p) lancent leur pavée dans la mare et dynamisent la composition de Monk. Du coup, voici Round Midnight pavanée dans de nouveaux habits plus colorés qui lui vont à ravir. Les solos effervescents des deux compères donnent une nouvelle jeunesse à la chanson. Minuit n’est plus l’heure de la contemplation mélancolique, c’est aussi l’heure de la fête, de la célébration de la vie.
Jean Toussaint
Live in Paris et London (2008)
Durée: 9:27
Étiquette: Space Time
L’ancien saxophoniste des Jazz Messengers explore le thème, plonge au coeur de la nuit en prenant son temps, bien appuyé par une section rythmique attentive et inventive. Et le jour semble se lever lorsqu’à la cinquième minute apparaît un éblouissant Benet McLean (p). Son jeu lumineux, mais pourtant dans l’esprit du compositeur, éclaire celui de Toussaint, sans toutefois en éliminer toute la noirceur. M. Trenet avait tort: le soleil et la lune peuvent parfois se rencontrer.
Sans oublier…
Sylvain Lelièvre
Versant jazz: Live au lion d’Or (2001)
Durée: 4:06
Étiquette: GSI Musique
Que Sylvain Lelièvre ait des affinités avec le jazz, on s’en doutait depuis que le regretté auteur-compositeur interprète eût invité Toi l’ami à jaser en écoutant du Coltrane. Il n’est donc pas surprenant qu’il rendre hommage à Monk lors de ses fabuleux récitals du Lion d’Or où il donnait des oripeaux jazzés à ses merveilleuses chansons. Bien sûr, l’hommage est plus sympathique que bouleversant, mais Lelièvre, seul derrière son clavier, est loin de se ridiculiser. On imite les gens dans la salle: on applaudit. Diantre, que l’on s’ennuie de lui.
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*DAVIS Miles et TROUPE Quincy, Miles, Presses Pocket, 1989, p. 95
** Il l’enregistra au moins deux fois en 1956: une première en septembre pour Columbia, la seconde lors des fameuses séances-marathons lui permettant de clore son contrat avec Prestige.