Près de 2000 personnes se sont pointées au théâtre St-Denis, lundi soir, au premier de deux spectacles de King Crimson à Montréal. Pas beaucoup plus de spectateurs, finalement, que ceux qui se sont présentés au Bataclan, vendredi soir à Paris.
Par Philippe Rezzonico
Le collectif à géométrie variable de Robert Fripp présent à Montréal et le groupe américain Eagles of Death Metal qui était en tête d’affiche au Bataclan ont peu en commun, musicalement parlant. Et leur public moyen provient de générations distinctes. Mais les milliers de spectateurs présents dans les deux salles séparées de quelque 6000 kilomètres partagent des valeurs universelles liées à la musique.
Pourquoi va-t-on voir un spectacle de musique en salle? Pour l’attrait de la musique proposée par un artiste ou un groupe et le désir de savourer leur art de visu, sans barrière et sans filtre.
On y va pour vivre, aussi. Pour partager du bon temps, renouer des amitiés, boire, manger, rire et oublier ses soucis du quotidien. Combien de gens avons-nous croisé quelques heures avant le spectacle de King Crimson à l’île Noire, au Frites alors… et dans le hall d’entrée du St-Denis, qui s’affairaient ne faire que ça : savourer ce moment de plaisir bien mérité avec leur vieux chum avec lequel ils avaient vu King Crimson en 1972, en 1984 ou en 1995, ou, comme mon vieux pote Éric, qui y était avec son épouse Christiane? Des dizaines et des dizaines.
La musique, n’est-ce pas comme la vie? Une aventure formidable et imprévisible, surtout avec un groupe qui décide de faire une tournée avec trois batteurs? Il fallait voir Pat Mastelotto, Bill Rieflin et Gavin Harrison installés avec leurs jolies batteries bleues à l’avant-scène. J’avais l’impression de voir les trois meneurs d’une manifestation pacifique dans les rues, des types sans crainte de l’avenir, qui disaient aux autres : suivez-nous!
Au fait? Qui a peur de la musique en 2015? Sûrement pas Mel Collins qui a joué quelques mesures de La Marseillaise à la flûte lors de Pictures of a City. Dire que les spectateurs voulaient suivre King Crimson au bout du monde, relève de l’euphémisme.
Lark’s Tongues In Aspic, Part I, offerte d’entrée de jeu, a mis tout le monde sur la même longueur d’ondes. Pour entendre des vieilles compositions du légendaire groupe progressif, tout le monde se pliait aux directives : pas d’appareils électroniques pointés vers le groupe en tout temps. Règle suivie à la lettre.
Trio de choc
Le travail des batteurs a forcément retenu l’attention. Travaillant parfois à la chaîne ou dans un synchronisme parfait, le trio a su être complémentaire au sein des œuvres sans qu’aucun des trois hommes ne perde sa touche.
À l’extrême droite, Harrison était ce qui se rapprochait le plus d’un batteur rock. À l’extrême gauche, Mastelotto était batteur et parfois percussionniste. Au centre, Rieflin colorait le tout et se chargeait des claviers. Son image calme, pas loin d’être nonchalante, contrastait avec l’engagement – très physique – de Mastelotto.
De retour avec King Crimson après des décennies d’absence, Collins, sa flûte et ses saxophones ont fait merveille. Que ce soit pour des apports minimalistes, des enchaînements soutenus ou des livraisons incendiaires, le vétéran a encore du souffle à revendre.
Si dieu existe
«Oh My God…. » Dieu existe-t-il? Je ne sais pas. Je suis plutôt du genre agnostique. Mais le spectateur assis trois sièges à ma gauche, lui, il en était convaincu. Sa réaction entendue dès les premières notes d’une version intense d’Epitaph était celle d’un petit enfant de cinq ans à qui on venait faire le plus beau cadeau du monde.
En revanche, le « Oh! Mon dieu ! » du monsieur devant moi qui a ponctué les premières mesures de Starless, avant le rappel, était d’un autre ordre. Il s’agissait d’une réaction de pure jouissance qui a précédé une interprétation percutante dans la lumière rouge, clin d’oeil à l’album Red. Quoiqu’il en soit, un fait semble acquis : dieu s’invite souvent dans les salles de spectacles. Il faudrait respecter ces lieux au même titre que les églises et ne pas s’en prendre à elles ni aux gens qui les fréquentent…
Pour sa part, Robert Fripp était dans une belle forme, et surtout, il donnait l’impression d’avoir plus de plaisir que dans le temps. Remarquez, en 1995, dans cette même salle, je ne suis pas sûr d’avoir vu son visage une seule fois, tant il se cachait au fond de la scène. Lundi, tout à droite au deuxième niveau de la scène, il avait une excellente vue de son groupe qui lui obéissait au doigt et à l’œil. L’échange entre guitares avec Jakko Jakzsyk durant Sailor’s Tale était incendiaire et Tony Levin, comme d’habitude, était irréprochable à la basse ou au stick.
Quant à Jaksyk, il a été solide à la deuxième guitare et très compétent au chant, quoique peut-être un peu mince sur les chansons de la période de John Wetton (1972-1974), telles Easy Money et One More Red Nigthmare. En revanche, il était parfaitement à son aise pour les classiques de la période Greg Lake: Epitaph, The Court of the Crimson King et 21th Century Schizoid Man.
Ce sont ces deux dernières chansons qui ont bouclé un spectacle exceptionnel de la part d’un groupe ayant une cohésion musicale pas possible. Bien sûr, les spectateurs qui sont sortis du St-Denis lundi se souviendront longtemps de ce grand moment de plaisir que fut ce spectacle, ce qui ne sera pas le cas pour d’autres amateurs de musique qui étaient dans la ville-lumière ce week-end.
Mais la musique, c’est comme la vie et la liberté. Aucune frontière ne l’arrête et personne ne peut l’empêcher de se faire entendre. C’est pour cette raison que les amateurs de musique de par le monde continuerons d’aller voir des spectacles de rock, de jazz, de progressif, de métal, de chanson et d’électro dans des petites salles, de grands clubs, des arénas, des stades et des festivals extérieurs, à Montréal, à Paris et partout sur la planète.
Nous irons pour le partage de plaisir et de félicité entre êtres humains, ainsi que pour toutes les formidables raisons qui nous font aimer la musique. Parce qu’elle nous fait vibrer, qu’elle nous remue et qu’elle nous émeut. Parce qu’on ne sait jamais à quelle moment elle va nous emporter dans un tourbillon durant lequel, l’espace d’un instant, nous en oublions même jusqu’à notre nom, au point de n’être rien d’autre que des masses de chair et de musique.
Nous le ferons pour toutes ces raisons et plus encore… Et quant à ceux qui estiment que cette pratique doit être condamnée. On les emmerde.