Odile Schirmeyer-Rezzonico (1927-2012)

Ce n’est pas une histoire ordinaire. Ou plutôt, si. Dans la mesure que les histoires des femmes de la génération de ma mère n’étaient pas celles des militantes des années 1960 et 1970, mais celles de femmes qui tentaient de vivre après avoir survécu aux récessions et aux guerres. Militante ma mère ? Pas vraiment. Battante ? Ça, oui. Jusqu’au bout.

Par Philippe Rezzonico

Aucune idée quel était l’état des lieux le 16 juin 1927, lorsque Odile Aimée Marguerite Schirmeyer est née à Metz, dans l’Alsace française. Fille d’Adrien Schirmeyer, capitaine de carrière dans l’armée française, et de Suzanne Albarel, la petite Odile était un bébé en bonne santé.

Et les premières années de sa vie ont été celles d’une enfant aimée et à l’aise dans cette France de l’entre-deux guerres, pré-grande récession mondiale. Elle avait du caractère, la petite Odile. Elle adorait aussi sans bornes son papa et son grand-papa.

Tout ceux qui ont connu ma mère connaissent son amour pour le vin et le champagne. Non, boire du vin, ce n’est pas boire de l’alcool, disait-elle à son médecin il y a dix ans. C’est un mode de vie. Ce mode de vie, elle l’a découvert toute seule, aux alentours de dix ans.

Ses parents avaient laissé des flûtes de champagne à moitié pleines sur la table du salon et la bonne était distraite. Odile a sifflé ce qui restait et dormait à poings fermés sur le canapé du salon quand la famille est revenue.

L’Occupation

Évidemment, la Deuxième guerre mondiale allait torpiller la vie de ma mère, au sens propre comme au figuré. Balayées ou abandonnées les résidences d’antan. Mais surtout, la perte pour ma mère de son père, héros de guerre qui fut décoré de la Légion d’honneur pour être tombé sous les balles allemandes en Belgique, en 1940. Je relisais encore le document envoyé par l’armée française à ma grand-mère cette année-là il y a quelques semaines à peine.

Je ne sais trop si n’importe lequel d’entre nous qui n’a pas vécu la guerre sur son propre territoire peut véritablement se transposer dans ce que fût l’Occupation allemande en France, de 1940 à 1944. D’ordinaire, notre adolescence est une période de transition, de formation et de moments le plus souvent chéris dont l’on reparle avec nostalgie à 40 ou 50 ans.

Essayez d’imaginer vivre avec des soldats armés autour de vous dans la rue, de 13 à 17 ans. Au risque de vous faire tirer dessus, si votre tête ne revenait pas à l’un d’entre eux. Ce fut le quotidien de ma mère durant toute son adolescence, notamment quand on lui ordonnait de guider certains de ces Allemands nouvellement arrivés sur le territoire dans des zones qu’ils ne connaissaient pas. Disons que l’étudiante qu’elle était à cette époque a joué à un jeu autrement plus dangereux que nos étudiants d’aujourd’hui. Autres temps, autres combats.

Le goût du large

Lorsque la Libération est survenue, la petite Odile devenue grande – cinq pieds huit pouces, c’est beaucoup pour quelqu’un né en 1927 – s’est retrouvée ailleurs. Adepte des déménagements qui l’auront mené de la France au Canada en passant par la Suisse et le Maroc, c’est dans ce pays qu’elle s’est retrouvée en 1946. C’est là, par l’entremise des amicales françaises qui pullulaient dans ce pays, qu’elle a rencontré dans un café un jeune Français, de quelques années son aîné. Mon père.

Tasse-toi, Humphrey Bogart ! Ma mère s’est mariée à Casablanca, comme dans les livres de contes. Mais après le retour en Europe, mes parents ont été pris de la bougeotte, comme tas de Français qui avaient du mal à retrouver leurs marques dans la France de l’après-guerre et qui voyaient l’Amérique comme une terre de salut.

L’Amérique, ce fut. L’année : 1952. Comme le Titanic 40 ans plus tôt, la traversée s’est effectuée sur l’Atlantique. Mais le paquebot n’a pas sombré près d’Halifax. Ce fut le port d’entrée. Bien sûr, les jeunes Français qui étaient mes futurs parents n’avaient pas prévu un débarquement en souliers dans deux pieds de neige. Bienvenue au Canada.

Après quelques années sur place, passées en partie dans la région de Joliette, un petit mal du pays. Retour en France en 1956. De courte durée, mon paternel ne pouvant plus s’habituer à la vie française. Dans ces temps-là, les clivages entre les deux rives étaient bien plus marqués qu’aujourd’hui.

Retour illico au Québec en 1956. C’est durant ces quelques années que ma mère à travaillé pour la filiale de la compagnie pharmaceutique Hoffman-La Roche et pour La taxe de vente du Québec. Non, les mariages où les deux couples travaillaient, ce n’est pas que l’apanage des générations récentes. Surtout pas pour des immigrants, même s’ils parlaient français.

Le Québec des années 1960

Plus de travail pour ma mère après mon arrivée dans le portrait, mais d’autres batailles. Personnelles, notamment, quand l’un de nos voisins nous a traités à répétition de « maudits français ! » au alentours de 1966 ou 1967. Oui, oui… Le racisme linguistique n’était pas uniquement lié aux anglophones au milieu des années 1960.

Mais le voisin en question, qu’est-ce qu’il a pris dans la gueule ! Vous pensez bien que celle qui avait survécu aux Allemands de 1942 n’allait pas se faire marcher sur les pieds par un voisin – autrement très sympathique – qui n’était tout simplement pas dans un bon jour. Quand elle l’a invité à quitter sa galerie pour venir lui dire en plein visage ce qu’il hurlait à 30 pieds de là, il a plutôt retraité dans sa maison.

Dix ans plus tard, les rôles étaient inversés. Mon père étant décédé depuis deux ans, c’est moi qui me suis interposé face à un autre voisin – vraiment pas sympathique celui-là – qui voulait s’en prendre physiquement à ma mère à la suite d’une histoire digne des banlieues d’antan. We Take Care of Our Own, chante ces temps-ci Bruce Springsteen. Durant près de 50 ans, ma mère et moi nous nous sommes protégés mutuellement.

Force de caractère

La perte de mon père, disais-je, fut une tragédie pour ma mère après 29 ans de mariage, mais sa force de caractère fut exemplaire entre le moment où mon père fut paralysé entièrement du côté droit du corps (perte de l’usage de la parole) et son départ hâtif, à 56 ans.

Pas question pour elle de laisser son mari dans un hospice. Elle a transformé une chambre de notre bungalow en chambre d’hôpital et mon père a vécu avec nous durant un an avant d’avoir une rechute qui l’a emporté en janvier 1976. Ce n’était pas loin d’être surhumain, comme abnégation.

Les années ont passé. Nous n’avons manqué de rien. Jamais de plainte de ma mère, surtout pas durant mes années universitaires et mes premières armes en journalisme. Beaucoup d’heures de travail, ça… Et autant durant les 20 années suivantes. Elle ne s’est jamais remariée. Le temps a passé, les problèmes aux jambes s’accentuant. Canne, puis marchette, puis chutes, puis CHSLD, puis reins fichus, ce qui a mené aux dialyses. Tout ça, sur une période de près de 15 ans.

Désespérée, ma mère? Que non. Comment faisait-elle pour garder le moral et sourire éclatant en permanence malgré ses handicaps? Aucune idée. Elle était de cette génération où vivre a souvent été l’unique préoccupation. Pas comment vivre… Vivre. Point. Dans la mesure où elle pouvait faire des promenades, des voyages, aller au casino – ici ou ailleurs – bien boire et bien manger, ça allait.

Tout ça s’est étiolé au fil des ans, mais le moral a tenu le coup jusqu’au dernier mois, ce qui n’est pas un mince exploit. Je me souhaite et je souhaite à tout le monde une telle force de caractère dans le dernier droit.

Ce week-end, nous l’avons salué une dernière fois. Je me plais à dire qu’elle est partie faire la fête avec l’homme de sa vie. La connaissant, il doit y avoir un sacré party quelque part. C’était ça, l’esprit qui l’animait.

Donc, débouchez une bonne bouteille, faites-vous plaisir et dites à vos proches que vous les aimez. C’était son truc. Jusqu’à la fin.