Serge Fiori (1) : le retour du mythe, plus vivant que jamais

Serge Fiori, l'auteur, le compositeur et le musicien qui n'est pas parmi tant d'autres est de retour. Photo courtoisie Jean-Charles Labarre

LONGUEUIL – Le vinyle trône fièrement sur l’îlot, au centre de la cuisine de la résidence de Serge Fiori, tel un phénix qui renaît de ses cendres. La jaquette du premier disque de l’ex-Harmonium depuis les années 1980 est toutefois double, même si les nouvelles compositions peuvent être rassemblées sur un unique disque compact.

Par Philippe Rezzonico

Cela donne une bonne idée de la minutie accordée à ce projet. Un vinyle simple aurait contraint les créateurs à raccourcir certaines chansons ou à les compresser exagérément, ce qui aurait nui à la qualité d’écoute. On a donc opté pour le double.

« Sinon, ça aurait sonné comme les Cinq saisons », lance Fiori, avant d’éclater de rire. Il faisait sûrement référence à la première génération de disques compacts des années 1980…

Bien installé dans sa retraite, la figure de proue des années 1970 du Québec chansonnier affiche une expression sereine en surface, mais il ne faut pas être dupe. À quelques jours de la sortie de Serge Fiori, paru mardi, le jour de son 62e anniversaire de naissance, notre grand Serge rongeait son frein, tel un lion en cage. (NDLR : l’entrevue a été réalisée avant la parution du disque).

Ce retour sur disque n’est pas banal. Qui l’eut cru? Pas lui. Bientôt trois décennies après la sortie d’un Fiori aux accents électroniques quelque peu disparu des mémoires, Fiori se commet avec un album de 11 chansons qui représente l’événement-phare de la planète « disques québécois » de 2014.

Événement à plus d’un égard, d’ailleurs. Quand on sait à quel point le principal intéressé préfère se tenir loin des feux de la rampe, la parution de cet album est presque antinomique, un peu comme le fut sa biographie parue l’an dernier. Fiori s’était alors livré comme jamais.

De là à attendre un disque, personne n’aurait misé là-dessus. On pensait tous que Fiori allait conserver le « record » face Michel Pagliaro, quant à l’artiste québécois majeur n’ayant pas gravé de nouvelles chansons depuis si longtemps : 1986 pour Fiori, 1988 pour Pag.

« J’ai rencontré Michel il n’y a pas longtemps… Il est dans le trouble », ricane Fiori, d’un sourire presque carnassier.

L’inspiration soudaine

Fiori n’aurait pas cru renouer sur disque. En s’installant face à son interlocuteur dans le fauteuil baigné par la lumière bleuâtre qui passe à travers la baie vitrée, il livre la meilleure raison qui soit pour expliquer son absence.

« J’avais pas de tounes, dit-il, tout simplement. Quand j’ai rencontré Pierre (Lachance, de GSI Musique), c’était des retrouvailles. Il m’a pitché l’idée de faire un album. Comme ça. En joke… J’avais pas de tounes. Je savais qu’il fallait que j’écrive. »

Et encore, Fiori n’a pas vraiment accédé illico à la demande de Lachance.

« On a parlé de ça il y a bientôt trois ans. Ça remonte à 2011, parce que pendant un an, on a pas bougé. J’ai rien fait durant un bon bout. Puis, sur une période…. durant une dizaine de jours, j’ai commencé à faire une toune (maquette) par jour. »

C’est de la production, ça, pour quelqu’un qui n’avait pas créé depuis si longtemps!

« Moi, c’est de même que ça se passe. Ça m’a rassuré (regard serein). Je ne peux pas écrire sans composer. Je peux pas faire les paroles et puis, faire de la musique dessus. C’est pour ça que je ne peux pas accumuler de chansons, que je ne peux pas accumuler de textes. Il faut que ça sorte d’une shot : mélodie et texte.

« Ca faisait… Écoute, j’ai eu le même genre d’inspiration que j’ai eu quand j’ai fait les albums d’Harmonium et de Fiori-Séguin. Un certain matin, j’ai sorti la première chanson d’un trait. J’ai dit : « Ayoye! ». Ça a commencé de même. »

Fiori n’avait aucune idée préconçue quant à la direction musicale, quand est venu le temps d’enregistrer les nouvelles compositions. Peu importe l’éclipse musicale, chassez le naturel, et il revient au galop.

« Initialement, j’avais pas pensé à faire un album si acoustique. J’en avais même un peu peur. Ça faisait référence au « moi », d’avant. Je me disais que j’allais aller où les arrangements allaient m’amener. Et puis, dès que je me suis mis devant un micro et que j’ai vu comment ça sortait (pause)… Je me suis dit : « ta gueule ! » (rires). »

La voix retrouvée

S’il est un élément qui frappe dès la première écoute de Serge Fiori, c’est la voix du chanteur qui a pavé le quotidien de sa génération et celui de leur progéniture.

« Ça m’a surpris. Je me suis retrouvé. Je travaille par projet. Je n’ai pas de méthode. Je ne pratique pas. Le projet me guide. Je n’avais pas la nostalgie de ma voix et de ma 12 cordes…

« Dès la première prise, ça a ouvert (mains autour de sa gorge). Mon instrument est encore louable. J’étais vraiment content. Avec la maturité en plus, il y avait une autre couleur. Avec un range plus bas. J’étais plutôt à l’hélium quand j’étais jeune (sourire) ».

Les niveaux de lecture

Que ses chansons soient charpentées sur des rythmes pop ou des ambiances aériennes, les textes de Fiori offrent très souvent deux niveaux de lecture, ou s’adressent à la fois à la conscience collective et au plus petit dénominateur commun. C’est selon. Comme Le monde est virtuel, par exemple.

« Cette toune est née le lendemain d’un show au Centre Bell, se souvient Fiori. J’étais avec une amie. Bien assis. Le stage est beau. Tout va bien. Et il y a une rangée de fucking 15 jeunes qui, carrément, filment le show sur leur iPhone, en le regardant dans leur iPhone, en s’envoyant des extraits, des messages textes, des messages Twitter. Et ils ont des réactions désordonnées. Ils applaudissent quand le gars joue devant eux…

« Ça m’a tellement donné un coup… Tu paies 125 $ le billet et tu vois, assis là, des jeunes triper sur leur iPhone. Je n’ai rien contre la technologie. Au contraire. Je suis moi-même très techo. J’ai un iPad, un Twitter, un Facebook, etc. Mais ne paie pas 125 $ pour aller triper sur ton iPhone… »

Ça, c’est la surface de la chanson. L’intérieur, la face cachée, est bien plus trouble.

« Ça m’a créé un ennui terrible de performance. Tu vas voir un show? Assis-toi… Déconnecte… Ça n’a pas de bon sens! (il allume l’une de ses nombreuses cigarettes) Et le deuxième show que j’ai vu comme ça – un show hommage à Pink Floyd -, c’était absurde. C’était même pas Pink Floyd! C’est du virtuel de Pink Floyd et tout le monde filmait…

« Ça m’a donné le goût de parler de l’isolation de Facebook et de Twitter. Sur mes réseaux sociaux, j’ai reçu des messages de gens qui me demandaient de les aider. Des gens qui avaient des problèmes personnels, des problèmes de consommation. Là, j’ai pogné quelque chose. »

– Doit-on tracer un parallèle entre le moment présent et ce que tu vivais, jeune, quand tu devenais un mythe?

« C’est comme dans le temps. C’est un mélange des deux. Il y a quelque chose de gourou et de sage. Ils vont boire mes conseils…. Fuck, non! » (fou rire partagé)

Serge, le politique

Crampe au cerveau , dans laquelle Fiori chante en anglais pour la première fois, est un autre exemple probant. On ne peut faire autrement que de penser au premier ministre canadien Stephen Harper, mais le message est bien plus universel.

« C’est la droite en totalité. J’avais une cible. »

– Ce genre de chanson, très ciblée, qui fait référence à la politique, ne court-elle pas le risque d’avoir une durée de vie éphémère?

« Éphémère? Dans dix ans, il y aura encore les sables bitumineux et les Républicains vont encore avoir des guns. Ma seule solution, c’était d’en faire une interprétation où la musique dépassait le propos et allait perdurer.

« C’est sûr que « Stéphane » est visé, puis j’ai rajouté, la droite, et le bout en anglais, une première pour moi. J’ai eu du fun. Quand ça m’offusque à l’extrême, à moment, il faut que j’en parle. Si j’avais juste nommé un nom… Il y a un dialogue de Harper camouflé par un filtre dans la chanson. C’est un clin d’œil.

« J’ai toujours fait des tounes qui duraient. Elle a été traitée comme ça. Je vais avoir le même problème dans dix ans. Et les gens avec… Dans ce cas, il y juste la dénonciation qui est possible. »

– C’est finalement logique pour gars qui jouait au poker avec René Lévesque dans une autre vie?

« C’est ça. Je suis à la même place… Je rejouerais au poker demain. Il (Lévesque) me manque terriblement. Tout comme (Pierre) Falardeau, qui me manque à l’os. Je trouve que là, christ… Il ne reste plus grand-chose.

– Plus grand-chose ou plus grand-monde?

« C’est ça (rire). Plus grand-chose du monde. Je me sens isolé. Quand Option nationale est née, ce parti photographiait les faits. Ils ont eu 6 pour cent du vote. C’est ça le vote nationaliste. C’est pas le 40 pour cent du PQ. Il ne veut plus rien dire.

« Je ne peux que traiter (la politique) avec humour. À moins que je parte un débat et que je m’implique moi-même. C’est une pensée qui me vient des fois. »

– Sérieusement? Pour un gars qui évite les projecteurs, c’est étonnant.

« Il y a trois quatre ans, j’étais sur le bout d’y aller. Au moins, de me présenter dans des salles du Québec et de parler au monde. D’aller fucker le chien… C’était avec Pierre que j’en avais parlé. On même pensait le faire ensemble. Et il lui est arrivé ce qui lui est arrivé. Et puis, finalement, tu fais toujours ce que tu fais le mieux. Moi, c’est la musique. Et c’est ce que j’ai fait. »

On l’a échappé belle, comme chantait Beau Dommage. Un Fiori lancé en politique nous aurait peut-être privés d’un fabuleux album.

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