Pour n’importe quel artiste ayant obtenu un succès phénoménal avec un premier disque, rien de plus dangereux que le second. La page blanche, la pression du milieu, le verdict implacable des ventes, les attentes démesurées : tout peut se transformer en guigne du deuxième album. Pas pour Cœur de pirate.
Par Philippe Rezzonico
Deux mois après la parution de Blonde et quatre semaines avant sa rentrée montréalaise au festival Montréal en lumière, le succès est déjà confirmé. Une question demeure : jusqu’où peut-elle aller ? La réponse tient peut-être dans le titre de la première chanson de son album, Lève les voiles. Jusqu’au bout de l’horizon.
Blonde est paru le 7 novembre 2011. Deux mois et demie après sa sortie, les plus récentes compositions de Béatrice Martin ont fait l’unanimité : un disque platine et 90, 000 exemplaires vendus en France, un disque d’or avec plus de 40, 000 unités écoulées au Québec. Plus de 130, 000 albums – tous formats confondus – vendus en une dizaine de semaines… La crise du disque n’affecte vraisemblablement pas la jeune femme.
Ce qui ne l’empêche pas de mener sa barque avec doigté. Série de spectacles amorcée en décembre en France avec une performance au Bataclan (1000 spectateurs), prestation privée pour Musique Plus enregistrée à L’Astral le 11 janvier dernier en vue d’une diffusion ultérieure et performance en direct sur le web en provenance du Studio SFR d’Europe, le 13 janvier.
On ne parle pas du stade de France, mais on prend les moyens pour que le disque et ses chansons fassent leur bout de chemin pas à pas, en s’incrustant dans le cortex. Et ça marche. Le Métropolis à Montréal (2300 places) le 24 février, le Casino de Paris en mars (1400 entrées) et le Zénith le 9 mai (6500 places). Pariez que les chansons de Blonde vont continuer à trouver de nouvelles oreilles à séduire.
Et on s’assure d’être dans l’imaginaire collectif, même quand ça ne touche pas la musique. A preuve, la série de photos érotiques du magazine français L’Officiel Hommes où Béatrice Martin, telle une Betty Page, s’offre une séance photos que Helmut Newton n’aurait pas renié.
Nouveau marché ?
Cœur de pirate ne vendra vraisemblablement pas 400, 000 exemplaires de Blonde sur les deux continents comme ce fur le cas pour… Cœur de pirate. Ce genre de succès arrive rarement deux fois dans une carrière. Sauf qu’elle amorce ce deuxième cycle créatif avec un avantage qu’elle n’avait pas lors de la parution du premier album : deux marchés acquis d’emblée et la possibilité d’en conquérir un autre, encore plus grand.
Les premiers spectacles de la tournée de Blonde ont eu lieu en Europe, des performances ont déjà été offertes au Québec et le gros de la tournée québécoise reprend au début février. Mais cette semaine, dès mardi et jusqu’à samedi, la jeune femme âgée de 22 ans et son groupe se produiront en succession à Philadelphie, Washington, New York et Boston dans ce qui ressemble furieusement à une prise de contact avec le marché anglo-saxon.
Est-ce une série de spectacles en aparté pour interpréter les chansons en anglais du projet Armistice réalisé avec Jay Malinowski ?
«Non. On fait le même spectacle là-bas que l’on fait ici. Ça a été booké comme ça. Les Américains veulent m’entendre chanter en français », lance Béatrice Martin en riant de bon coeur, jointe à Montréal au lendemain de sa prestation filmée à L’Astral.
Il n’y a pas que les États-Unis sur l’itinéraire de la jeune femme en 2012. Il y a aussi l’Europe autre que francophone, comme l’Allemagne. La musique francophone de Cœur de pirate peut-elle conquérir des marchés autres que ceux définis par une langue commune ?
«Tout est ouvert pour cette tournée, dit-elle, laissant sous-entendre que la barrière de la langue est, somme toute, relative. Je pense qu’il y a aussi plus d’ouverture d’esprit du public en général, peu importe que tu fasses de la musique alternative ou de la musique mainstream.
«A Toronto, je suis perçue comme «exotique». A Montréal, on me voit comme une artiste faisant de la pop de variétés. Les perceptions varient beaucoup d’une place à l’autre. L’important, c’est la musique.»
Les honneurs
Révélation à l’ADISQ en 2009, Artiste québécois s’étant le plus illustré hors Québec en 2010, ainsi que lauréate de la Chanson originale de l’année (Comme des enfants) aux Victoires de la musique en 2010. Cœur de pirate et ses chansons ont rapidement été primées. Et Blonde est en nomination aux prochaines Victoires de la musique (mars) dans la catégorie Album chanson de l’année. On parlait d’attentes, plus haut. Rien pour ne désarçonner la jeune artiste.
«Le succès du premier disque était totalement inespéré. Ce n’était pas mon but de devenir une chanteuse à succès, dit-elle avec une réelle candeur. Je ne me suis pas levée un matin en me disant: « Tiens, je vais devenir chanteuse à succès… ». Si c’était juste pour moi, j’aurais fait les nouvelles chansons à la maison et je les aurais gardées pour moi.
«Quand on a fait le nouveau disque, j’espérais que les nouvelles compositions plaisent aux fans. C’est tout. La pression, elle vient souvent d’ailleurs. Moi, je ne suis pas stressée dans la vie… Sauf avant un concert, parce que là, tu veux performer et être à la hauteur. »
Public élargi
Souvent, le public cible d’une artiste est celui de sa génération. C’est encore plus vrai pour les jeunes. Les vétérans qui durent, ils ont l’occasion de voir leur public grandir avec eux et d’attirer de nouvelles générations. A 22 ans, le public qui écoute les chansons de Béatrice Martin n’est pas composé uniquement d’adolescents et de jeunes adultes. Ce succès est-il lié à l’universalité des thèmes, ici, fortement axés sur toutes les déclinaisons amoureuses ?
«L’universalité, ce n’est pas voulu, assure-t-elle. Les chansons sont très personnelles, mais dans la vie, tout le monde fait des rencontres, vit des ruptures et fait des deuils. Il faut s’en remettre.»
Outre le fait que Béatrice Martin a vécu presque autant en France qu’au Québec depuis deux ans, l’influence musicale de l’Hexagone des années soixante est éminemment perceptible sur Blonde.
«Quand tu voyages, tu écoutes plus de musique et tu t’imprègnes de l’environnement. Le premier disque, je ne savais pas comment le faire. Je voulais que celui-là soit plus intemporel. Qu’on puisse l’écouter durant des années.»
L’histoire a été largement documentée : la matière première qui a servi à écrire les textes des chansons de Blonde est directement liée à une rupture amoureuse vécue par la chanteuse. Ce n’est pas d’hier que les artistes se servent de leurs expériences personnelles pour créer de l’art. Mais entre l’exutoire que représente l’écriture de chansons au plan personnel, il faut peut-être penser aussi aux spectacles qui s’en viennent. N’est-ce pas trop dur de chanter des chansons de ruptures vécues pendant de longs mois?
«Mon père m’a déjà dit qu’en tant que musicienne, je devais susciter de l’émotion auprès des spectateurs tous les soirs. Pas de la vivre. S’il fallait que je revive ces émotions chaque soir, je serais très, très triste », dit-elle en riant franchement.
Justement, l’un des contrepoints les plus agréables de l’album est ce côté lumineux au plan musical (Adieu, Danse et danse, Verseau) qui contraste souvent avec les propos de rancœur, de vengeance ou de désespoir.
«Ce n’est pas nouveau. Cette ironie, ça se faisait déjà dans la pop des années 1960. Et puis, je me dis qu’on n’est pas obligé de faire des chansons tristes avec de la musique triste.»
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Cœur de pirate.
Rentrée montréalaise le 24 février (Métropolis), dans le cadre du Festival Montréal en lumière. Spectacles partout au Québec en février.