C’était en 2006 : le Festival international de jazz de Montréal venait d’annoncer la venue de Etta James – décédée vendredi des suites d’une leucémie – à son édition estivale. Je trépignais d’impatience. Après des décennies d’écoute de At Last et Tell Mama, j’allais enfin pouvoir entendre ces chef-d’œuvres interprétées par la légendaire chanteuse (J’étais pas au show de 1995, au Forum).
Par Philippe Rezzonico
Comme c’est toujours le cas quand se pointe en ville une légende d’une autre époque, il y avait la crainte que ça soit quelconque. Voire, mauvais. Etta James n’avait que 68 ans à ce moment, mais celle qui fut née sous le nom de Jamesetta Hawkins le 25 janvier 1938 portait depuis longtemps les séquelles d’une vie marquée par les excès et les dépendances.
Découverte à San Francisco par Johnny Otis en 1954 – lui aussi décédé cette semaine (17 janvier), curieux hasard, quand même – , Etta James a amorcé sa carrière en mentant sur son âge.
Non, elle n’avait pas 18 ans, mais bien 15 ou 16, quand Otis lui a posé la question d’usage. Le musicien l’a renvoyée chez elle pour avoir une preuve écrite de naissance de la main de sa mère. Comme la maman de la petite Etta était en taule, James a imité la signature de celle-ci et elle s’est retrouvée à Los Angeles pour enregistrer The Wallflower (connue aussi sous le nom de Dance With Me Henry) qui s’est hissée au # 1 du palmarès. Entre le talent brut et les emmerdes à venir, le ton était donné.
Après le succès de Good Rockin Daddy en 1955, ce fut la disette. Carrière terminée ? Etta n’a pas 20 ans. En 1959, toujours sous contrat avec les disques Modern, James se pointe à Chicago et rencontre Leonard Chess… qui lui fait signer un contrat avec Chess Records. Toujours compliquée, la vie d’artiste pour la petite chanteuse aux pommettes joufflues et aux yeux qui évoquent une asiatique.
Après quelques démêlés juridiques, sa première chanson pour Argo Records (une filiale de Chess), All I Could Do Was Cry grimpe au # 2 du palmarès R&B et en 33e position du palmarès pop. Une seule et unique prise en studio, mais une jeune artiste en larmes à la fin de l’enregistrement. Ça allait donner des idées à Leonard, ça. Souvent, par la suite, le producteur et réalisateur allait s’arranger pour engueuler la jeune Etta, histoire qu’elle soit au bord des larmes avant d’enregistrer une prise.
Les gens qui pensent que l’industrie de la musique n’est pas politicaly correct en 2012 ont oublié que ça jouait dur derrière les portes closes des studios dans les années 1950 et 1960, quand tout de cette industrie restait encore à définir.
At Last
L’année 1960, c’est bien sûr celle de l’hymne At Last. Ce classique – dont la première version avait vu le jour en 1941 par l’entremise de Glenn Miller – fut parmi les premiers du genre à être mâtiné de cordes. Chess n’aimait pas l’idée, mais There Goes My Baby des Drifters venait de faire un malheur chez Atlantic. Leonard s’est dit qu’il pouvait vivre avec les violons. On connaît la suite.
Encore aujourd’hui, malgré d’innombrables reprises, At Last, version Etta James, par la justesse de son interprétation qui ne verse pas dans la guimauve, ridiculise toutes les imitations. Je n’ai pas besoin d’aligner de noms…
Il y a eu Trust In Me, A Sunday Kind Of Love, Stormy Wheather, issues des sessions de l’album At Last !, puis Stop the Wedding (quelle interprétation !), Two Sides To Every Story, ainsi que Baby What You Want Me To Do, celle-là, tirée de l’incendiaire disque « live » de 1963, Etta Rocks The House.
Une carrière, assurément, mais rien du calibre d’Aretha Franklin, tiens, au chapitre des palmarès. Pour son plus grand malheur, Etta était capable de chanter de la pop, du R&B et de la soul, ce qui défiait toute catégorie. Et les catégories, déjà, dans les années 1960, ça aidait à définir les paramètres de vente. Sans compter que Chess était un label de blues et de rock n’ roll presque exclusivement masculin.
Tell Mama
Son deuxième grand retour, si l’on puis dire, est survenu en 1968. Cette fois encore, Chess était envieux des artistes d’Atlantic Records qui faisaient des miracles dans le Sud, notamment aux studios Muscle Shoals, en Alabama. On pense à Wilson Pickett (Land of Thousand Dances, Mustang Sally) et Aretha (I Never Loved A Man ( the Way That I Love You), Respect).
C’est là que Leonard amène Etta à l’automne 1967. C’est là que naîtront l’explosive Tell Man, la mirifique I Rather Go Blind, et la puissante Security, toutes réunies sur le disque Tell Mama, en janvier 1968.
Leonard Chess est mort en 1969. Etta est restée au label de Chicago jusqu’à la fin des années 1970. Elle n’a jamais cessé de chanter. Et bien, en plus. Et plus les années passaient, plus sa production s’orientait vers le blues et le jazz. Toujours eu un faible pour Love’s Been Rough On Me (1997).
Hormis une dépendance aux drogues dures dont elle a mis des années à se défaire, Etta James avait d’autres problèmes de santé. De poids, notamment. Au milieu des années 2000, elle a subi une gastroplastie qui visait à lui faire perdre plus d’une centaine de livres. Et comment ! Lorsque qu’elle se pointe au FIJM à l’été 2006, on avait presque l’impression de voir Eartha Kitt, rayon taille de guêpe.
Libérée d’un poids considérable, mais avec des jambes visiblement très affaiblies en raison de décennies à traîner un surplus de chair, Etta James nous offre ce soir-là un spectacle où elle prend place dans une chaise haute centrale.
Assise pour les ballades, elle se lève pour danser comme elle ne l’a visiblement pas fait depuis des années lors de ses chansons plus rythmées, mais sans trop s’éloigner de sa béquille fixe. Durant la plupart des interprétations, une main discrète prend appui sur le dossier, histoire de consolider un équilibre instable.
Mais nous ne perdons rien au change au plan vocal. Les craintes que cette voix ait moins de puissance ou de souffle ne se sont pas matérialisées, un peu comme si la perte de poids lui permettait de chanter comme du temps qu’elle était une jeune femme.
Cheveux noués en chignon, sourire éclatant et moqueur, regard pénétrant, ferveur dans les livraisons… Qu’est-ce qu’elle était heureuse! Et nous donc…
Oui, ce soir-là, on a enfin entendu At Last et Tell Mama comme on espérait les entendre. Avec cette voix bouleversante et un peu hargneuse qui faisait tant d’effet. Rapport à l’attitude de fonceuse de la dame.
Fille illégitime d’une mère afro-américaine et d’un père italo-américain, élevée en partie par ses grands-parents, drop-out scolaire, accro à l’alcool et à la dope avant sa majorité, malade plus souvent qu’à son tour, Etta James ne l’a pas eu facile.
At Last, elle ne souffre plus, pourrait-on dire. Nous, il nous reste la musique. So long Miss Peaches.
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Albums essentiels
At Last! (1960)
Etta Rocks the House (1963)
Tell Mama (1968)
Compilation
Etta James Her Best, The Chess 50th Anniversary Collection (1997)
Coffret
Etta James, The Chess Box (2000)