Georges Moustaki (1934-2013) : Monsieur liberté

Chanteur errant, citoyen du monde, pacifiste, humaniste et auteur-compositeur de quelques-unes des plus belles chansons françaises, Georges Moustaki nous a quittés, aujourd’hui, à l’âge de 79 ans. Avec lui disparait l’un des derniers monuments, et surtout, une certaine idée de liberté.

Par Philippe Rezzonico

C’est qu’il n’a jamais fait les choses comme les autres, Giuseppe Mustacchi, né à Alexandrie de parents juifs grecs en 1934. Ce jeune amoureux des lettres débarque à Paris en 1951.

Vendeur de livres de poésie au porte à porte, c’est en 1952 qu’il « compose » sa première chanson. C’est là qu’il découvre Georges Brassens avec lequel il se lie d’amitié et duquel il empruntera le prénom. Brassens le présente à Jacques Canetti, responsable de la production de disques chez Philips et patron des Trois Beaudets, où se produisent Brassens, Henri Salvador et compagnie.

Durant les années 1950, Moustaki se produit, ici et là, sans grand succès mais sans bide monumental non plus, sur de petites scènes. En 1958, une autre rencontre déterminante, celle avec Édith Piaf. Il sera à la fois amant et auteur pour la légendaire chanteuse qui lui doit Milord. Il y aura même un super 45 Tours nommé : Édith Piaf chante Jo Moustaki.

La plume des grands

La voie semble tracée, Moustaki sera compositeur et parolier pour les grands. Pour Montand (De Shanghai à Bangok), Barbara (La longue dame brune), Dalida (la fille aux pieds nus) et particulièrement pour Serge Reggiani (Madame Nostalgie, Votre fille a vingt ans, Ma liberté, Tes gestes, Sarah, Moi, j’ai le temps).

J’ai le souvenir d’une entrevue avec le grand Georges en 2004, où il a évoqué son ami Serge avec la voix chargée d’émotion, quand il se souvenait de sa plus belle collaboration artistique des années 1960.

Reggiani, acteur de renom, voulait devenir chanteur, alors qu’il était déjà dans la quarantaine. Moustaki, auteur et compositeur prisé de ses pairs, n’était pas à cette époque un artiste de scène de plein droit. Duo improbable, en vérité.

Dans son livre Questions à la chanson, publié en 1973, Moustaki écrira : «Un acteur vieillissant et un auteur compositeur sur le retour. Deux has-been. Deux mal barrés. C’est à la fois ridicule, touchant et exhalant

Le Métèque

C’est toutefois le succès de Reggiani qui ouvre encore une fois les portes des studios à Moustaki. Un passage à l’émission Discorama, de Denise Glaser, où Moustaki interprète Le Métèque – refusée trois ans plus tôt par toutes les maisons de disques – sera l’élément déclencheur du succès. Oui, la télévision avait déjà cet effet sur les ventes de disques, il y a plus de quatre décennies…

Polydor pressera ensuite 5000 exemplaires par jour du 45 tours. S’ensuit la carte de visite légendaire, soit le 33 tours Georges Moustaki (1969) avec Le Métèque, La mer m’a donné, Gaspard, Voyage, Le facteur, Ma solitude, Il est trop tard, Le temps de vivre, Joseph…. Incroyable album qui, aujourd’hui, ressemble à une compilation de grands succès avant la lettre.

Georges Moustaki devient une vedette du disque à 35 ans. Un curieux destin pour celui qui avait amorcé sa carrière discographique en 1960 sous le nom d’emprunt de Eddie Salem son orchestre et ses chanteurs arabes, groupe qui proposait un répertoire oriental, égyptien et grec.

Espoir, liberté et farniente

Le reste de l’histoire est bien connue. Durant quatre décennies, Moustaki n’aura cessé de composer des chansons de liberté, d’espoir et de farniente, s’abreuvant aux influences de tous les peuples. Les eaux de Mars (l’adaptation de Aguas de Marco), Marche de Sacco et Vanzetti (Here’s To You), Le temps de vivre, Il y avait un jardin, Mendiants et orgueilleux, Le droit à la paresse et Bahia, pour ne nommer que celles-là, résument à la fois l’homme et l’œuvre.

Ce que la discographie ne dit pas, c’est à quel point Moustaki, en personne ou sur scène, pouvait laisser des souvenirs marquants à ceux qui l’ont côtoyé.

En entrevue (j’ai eu ce plaisir quatre fois), il avait toujours le mot juste, la voix posée et l’argumentaire documenté, que ce soit pour parler de ses chansons ou de société. C’était toutefois quand il parlait de ses amis (Barbara, Mikis Théodorakis, Manos Hadjidakis, Reggiani) qu’il était le plus touchant. On sentait alors autant la profonde amitié que la nostalgie d’un temps révolu.

Lors de l’un de nos entretiens au début des années 2000, il évoquait avec sensibilité l’écriture de la chanson Odéon qu’il voulait offrir à Barbara en 1996. Ce qu’il n’a jamais pu faire, cette dernière nous quittant en 1997.

Il précisait alors qu’il allait l’enregistrer (ce qu’il a fait sur l’album Moustaki, de 2003) et qu’il allait l’interpréter en spectacle à Montréal. Quand je lui ai fait remarquer qu’il l’avait déjà interprétée lors de son passage en 1999, mais sans la présenter ainsi, il y a eu une pause au bout du fil.

«Vous avez raison, je l’ai chanté lors de cette tournée. Vous avez une meilleure mémoire que moi », avait-il dit, avec la classe et l’humilité qui n’appartiennent qu’aux grands.

«Je n’ai aucun mérite. Je m’en souviens uniquement parce que j’étais présent.»

L’éclat de rire partagé qui a secoué le combiné du téléphone ce jour-là est l’un des bons souvenirs qui me reviennent en mémoire aujourd’hui, en cette journée triste.

La scène

Quel souvenir, aussi, que ce concert au Corona en 1999 – qui est essentiellement celui immortalisé sur le disque double Moustaki Olympia 2000 (Universal) -, alors que nous étions assis sur les chaises un peu désordonnées de la salle montréalaise qui venait de renaître.

Cela convenait parfaitement au répertoire passé et actuel de l’artiste qui ne voulait pas décidemment pas quitter la salle. J’étais parti écrire ma critique après deux heures et quart de prestation (!), laissant ma mère aux soins du collègue Sylvain Cormier qui n’avait pas d’heure de tombée dans les pattes. Généreux, Monsieur Georges.

Où ce concert au même endroit, deux ans plus tard, quand j’avais susurré avec mon pote Frank toutes les paroles de Votre fille a vingt ans sous le regard ébahi de la collègue Nathalie Pelletier. Avec Georges, c’était ainsi. On se laissait emporter. Ça tenait beaucoup à son habitude de se présenter sur scène tout de blanc vêtu. Il y avait d’emblée un air du large, d’évasion et de dépaysement qui émanait de lui.

Il a fait entorse à cette immaculée tenue vestimentaire qu’une fois lors des 15 dernières années à Montréal, soit lors de sa série au théâtre Outremont en 2004, en portant un veston bleu. Mais jamais il n’a perdu sa fougue et son énergie, sauf à son dernier passage en 2008.

Dieu qu’il éprouvait du mal à se mouvoir cette année-là. Curieusement, c’est la seule fois où je l’ai entendu chanter Milord sur les planches. Comme s’il voulait boucler la boucle. Comme s’il savait déjà ce que nous ne savions pas à ce moment, à savoir qu’il commençait à souffrir d’emphysème.

C’est cette maladie qui l’a finalement emporté et qu’il l’a contraint à quitter la pollution de Paris et de son Ile Saint-Louis chérie pour la chaleur de Nice, où il a terminé ces jours.

Au moment où j’écris ces lignes, Le temps de vivre résonne chez moi. S’il est bien une leçon de vie que nous devrions tous suivre, c’est bien celle-là.

« Nous prendrons le temps de vivre, d’être libres mon amour (…) Tout est possible. Tout est permis. »

Espérons-le. Bon Voyage Monsieur Moustaki.