Heart et Sheryl Crow: les décisions éditoriales

Heart-SherlyOn va parfois voir un concert en se disant qu’on a bien failli pas y avoir droit. Ou pour renouer avec un artiste ou un groupe. Avec Heart et Sheryl Crow, mardi, au Centre Bell, les deux conditions étaient respectées.

Par Philippe Rezzonico

Pour un grand nombre des 8 816 spectateurs présents au Centre Bell, ce concert de Heart était un énième concert depuis 2011 à Wilfrid-Pelletier – et le retour à la scène des sœurs Wilson après des années de pause.

Dans les faits, entre le passage de Heart au Centre Bell en 2016 et celui d’hier soir, il y a eu une dispute majeure entre les deux frangines par proches interposés, soit à la suite d’une bagarre entre le mari de Ann et les jumeaux de 16 ans de Nancy.

Version courte : durant un concert à Seattle en août 2016, Dean Witter s’est attaqué aux jumeaux pendant que les sœurs étaient sur scène. Witter a été reconnu coupable de voies de faits. Ça n’aide pas les relations familiales, ça, et bien des observateurs doutaient que les Wilson allaient rejouer ensemble. Ce ne fut pas le cas, heureusement Ce qui haussait l’anticipation du concert de mardi.

Sheryl Crow, en revanche, ne nous gâte pas par ses présences à Montréal ces dernières années, hormis des concerts privés dans la cadre du Grand Prix de Formule Un. Dernier concert officiel : théâtre Saint-Denis, en 2008. Après 11 ans, on avait hâte. Il y avait aussi Elle King – convaincante à Osheaga en 2016 – au programme, mais un poisson m’a fait rater la prestation. Pas d’avril, le poisson. Mais raté, rayon cuisson…

Sheryl, comme Elvis  

J’étais donc au poste pour l’entrée sur scène de Crow. Longs cheveux, bottillons noirs et rouges avec des talons hauts de six pouces, pantalons de cuir moulants noirs, bustier noir assorti, guitares et basses avec des caisses de résonance complètement ou en partie rouges : Sheryl était la version féminine d’Elvis Presley au Comeback Special de 1968. D’ailleurs, son band de guitaristes agrémenté d’un B-3 suintant de belles notes donnait l’impression que le Wrecking Crew au complet était derrière elle.

Avec une heure au compteur, l’Américaine n’a pas fait dans la dentelle. Sur les 11 chansons proposées, neuf d’entre elles provenaient de la période 1994-2002, ce qui en dit long sur la qualité des disques de la dame depuis une quinzaine d’années.

Que du « vintage », donc, hormis deux nouvelles chansons à paraître sur un disque de collaborations à l’automne (Prove Your Wrong, avec Stevie Nicks, et Still the Old Days, avec Joe Walsh) qui s’intégraient parfaitement avec les classiques. Renaissance sur disque en vue?

Feu roulant

Quoi qu’il en soit, ça a chauffé d’entrée de jeu avec A Change Would Do You Good et la foule qui chantait à tue-tête le refrain de All I Wanna Do qui nous amène toujours sur le boulevard Santa Monica, en Californie. My Favorite Mistake était mordante, Soak Up the Sun et Every Day is a Winding Road étaient lancées pour ne plus s’arrêter, mais la surprise, c’était la voix de Crow. La pose, l’attitude rock and roll, elle l’a toujours. Mais pouvoir interpréter Leaving Las Vegas et If It Makes You Happy dans un registre vocal si haut, à 57 ans, c’était impressionnant.

Remarquez, j’aurais prix Can’t Cry Anymore à la place de Leaving Las Vegas et There Goes the Neighborhood à la place de Steve McQueen, mais je me plains le ventre plein. Choix éditoriaux bien légitimes de l’artiste. Au final : un retour exceptionnel de Sherly Crow que l’on espère revoir l’an prochain avec son nouveau disque.

Heart…less

Trente minutes plus tard, Ann, Nancy et leurs musiciens se pointent sur scène. Nancy, 65 ans, avec une veste or et noir avec de longues bottes noires, genre Nancy Sinatra. Ann, en robe bleue, leggings et avec des espadrilles roses fluorescentes. Pas de risque de la perdre de vue.

D’entrée de jeu, on comprend que les sœurettes ne vont pas la jouer routinière. Rockin’ Heaven Down, de Bebe le Strange (1980), en ouverture? Quand tu amorces un concert avec une chanson qui date de près de 40 ans mais qui n’est presque jamais interprétée en spectacle, tu annonces drôlement la couleur.

Magic Man a confirmé que Ann Wilson, à 69 ans, a encore une voix à déplacer des montagnes, et l’enchaînement avec Love Alive – titre de l’actuelle tournée – réaffirme l’intention de fouiller dans le catalogue oublié. On parle quand même d’une chanson de plus de 40 ans.

Les sœurs l’avaient annoncé dans une vidéo au moment de l’annonce de leur tournée en début d’année. On va piger dans le passé. Bien d’accord. Mais de là à piger dans le répertoire des autres pour plus du tiers du spectacle?

Festival de reprises

Depuis des années, Heart interprète des reprises de Led Zeppelin et des Who. C’est devenu une marque de commerce durant les rappels. Mais mardi, les sœurettes ont décidé de plonger dans leurs souvenirs avec, il me semble, des résultats mitigés.

Oui pour The Boxer, avec les voix d’Ann et de Nancy qui harmonisent. À défaut de voir l’équivalent de Simon and Garfunkel, nous avions droit à un fabuleux équivalent féminin des Everly Brothers. Mais si jolie était-elle, avions-nous vraiment besoin de Your Move (Yes)?

Oui pour I Heard Throught the Grapewine (Marvin Gaye), surtout quelle a été utilisée comme rampe de lancement pour Strait On. Mais on avait vraiment besoin de Comfortably Numb (Pink Floyd)? Oui, je sais, à Montréal, tu fais du Pink Floyd et tout le monde est en extase. Sauf moi… Sérieusement, je n’ai aucun intérêt à entendre chanter l’un des guitaristes de Heart (Ryan Waters) quand les sœurs Wilson servent de chanteuses d’appoint.

Oui pour The Battle of Evermore, offerte en bivouac au rappel, histoire de rappeler qu’il n’y a personne qui s’approprie mieux les chansons de Led Zeppelin que Heart. Mais quitte à poursuivre dans le « deep cut », comme disait Ann, il fallait vraiment nous farcir Mistral Wind, toune plate, écrivons-le, qui, en plus, a souffert de la guitare – ou du jeu à la guitare – de Nancy, complètement dans le champ.

Le hic, c’est qu’en comptant les « deep cuts » et les reprises, il restait grosso modo une moitié de concert avec les chansons archi-connues de Heart, dont toutes les ballades FM (These Dreams, What About Love, Alone) qui ont redonné un second souffle à la carrière du groupe au milieu des années 1980. Il ne manquait que Never, tiens.

Pas d’objection à voir un groupe plonger dans son passé pour nous extirper des chansons trop peu jouées depuis des décennies – vous devriez me voir à un concert de Springsteen -, mais si on joue ce jeu, il ne faut pas rajouter une couche de reprises. Question de dosage, tout simplement. Et vu que Heartless, Kick It Out, Even It Up et Dreamboat Annie – ça fait beaucoup – ont été écartées, je me dis qu’il y avait un déséquilibre évident.

À l’arrivée, les sœurs Wilson et Sheryl Crow ont pris des décisions éditoriales diamétralement opposées quant à la sélection de leurs chansons pour cette tournée commune.

Cela dit, peu importe ce qui a été proposé, l’offrande musicale était de grande qualité. Et au-delà des considérations éditoriales, c’est ce qu’il faut en retenir.