Le concert offert par Norah Jones dimanche soir à la salle Wilfrid-Pelletier est un peu la somme des parties de l’histoire amorcée en 2002 par l’entremise d’un disque qui l’a propulsée au sommet de l’Olympe sans crier gare. Donc, il était une fois…
Par Philippe Rezzonico
Il était une fois une dénommée Norah Jones qui lance en février 2002 un disque intitulé Come Away With Me, sur étiquette Blue Note. Comme toute jeune artiste de 23 ans, elle espère que le disque sera la carte de visite pour une carrière. Ce fut drôlement réussi.
Les chansons enrobées d’effluves soul et jazz ont permis à l’album de franchir les 26 millions d’exemplaires vendus de nos jours, avec huit trophées Grammy en sus. Les ventes phénoménales du disque dès sa parution ont soudainement mis beaucoup de pression sur l’artiste. Ceux qui étaient au Club Soda en juillet 2002 durant le Festival de jazz se souviendront à quel point Jones était nerveuse, voire, presque fragile.
Deuxième album, deuxième succès. Feels Like Home (2004), qui comporte cette fois son lot d’influences country, passe, lui aussi, à la caisse. Plus de 12 millions de ventes. Et de plus grandes salles sont désormais accessibles. Puis, d’autres disques et l’apparition de la guitare à la composition surviennent, comme si Norah Jones voulait éviter les comparaisons avec Diana Krall. On se souviendra d’ailleurs d’un spectacle à la salle Wilfrid-Pelletier où Jones n’avait plus vraiment l’image de la petite fille sage. Émancipation.
Personnellement, c’est à ce moment que j’ai pris du recul et suivi sa carrière avec une certaine distance. Hier soir, 15 ans après ce spectacle un peu hésitant au Club Soda, pour la tournée de son sixième album (Day Breaks), j’ai retrouvé une artiste en pleine possession de ses moyens qui peut s’attaquer à des tas de répertoires.
Toutes les Norah
C’est ce qui était fascinant du spectacle proposé devant une salle comble : Jones pouvait piger n’importe quelle chanson de son répertoire – et même celui des autres – et ça passait comme une lettre à la poste.
Vous aimez la Norah Jones qui privilégie le piano-voix, un univers feutré et des effluves jazz? On l’a vue très tôt en début de concert avec I’ve Got To See You et beaucoup plus tard dans la soirée avec Don’t Know Why, une chanson-phare de ses débuts.
Vous préférez la Norah éprise d’un univers country? Là, vous étiez comblés. Reprise bien charpentée de Neil Young (Don’t Be Denied) avec une unité de son des musiciens qui nous plongeait dans les années 1970. Rosie’s Lullaby – une demande hurlée par un spectateur – était napée d’une guitare slide que n’aurait pas renié Daniel Lanois. Quant à Sinking Soon, la lecture musicale était telle qu’on avait l’impression d’être sur un bateau ivre quelque part en Louisiane.
Parfois, Norah s’accapare tellement un genre musical qu’on la prend pour une autre. Exemple à l’appui, quand elle interprète Don’t Know What It Means, une chanson du trio Puss N’ Boots qu’elle forme avec Sasha Dobson et Catherine Popper, elle a du Lisa LeBlanc dans le nez. Mais lorsqu’elle chante Lonestar, tout en retenue à la guitare, on se met à penser à Emmylou Harris.
Au piano, le jeu de Jones sur les ivoires est délicat, jamais plaqué, fort juste, mais dénué d’esbrouffe. Au plan vocal, elle est toujours à son mieux dans les interprétations douces, peut-être parce que le B-3 – superbe, au demeurant – avait un peu trop de volume durant certaines chansons. Mineur.
Martha!
Et elle aime partager, Norah. De retour au piano, elle lance : « J’aime tellement cette chanson.. » avant de crier : « Accueillons Martha! ». Bien sûr, on parle de notre Martha Wainwright. Et la chanson, ce n’est rien de moins que la sublime Talk to Me of Mendocino de Kate et Anna MacGarrigle.
Une interprétation partagée pas loin du sublime avec des voix qui ont fusionné au point que j’ai cru réentendre Kate et Anna dans un autre siècle. Et quitte à rester dans le répertoire montréalais, enchaînement avec Everybody Knows, de Cohen. Cette fois, Norah et Martha ont chanté en alternance, Martha volant le show en se tortillant au micro comme si Elvis était réincarné en elle.
Entre les nouvelles chansons, les anciennes et les reprises, Norah Jones a su doser le tout et conclure au rappel en bivouac avec deux de ses titres emblématiques : Sunrise et Come Away with Me.
Finalement, l’histoire que l’on raconte se termine bien. En dépit de ses variantes stylistiques et de ses emprunts aux légendes du passé, Norah Jones est désormais bien plus que la somme de toutes les parties. Les siennes… et celles des autres.