
Pierre Flynn, fraternel dans La bière. Benoit Sarrasin au piano. Photo courtoisie Montréal en lumière/Victor Diaz-Lamich.
Brel. Un nom qui résume à lui seul une œuvre gigantesque et les fondements de la chanson d’expression française. Pas pour rien que plus de trois décennies après son départ et 45 années après sa dernière performance de scène, on le chante encore. Faut-il encore bien le chanter. Et le spectacle hommage Ne me quitte pas qui clôturait le festival Montréal en lumière a trouvé le ton juste.
Par Philippe Rezzonico
Je suis de ceux qui estiment qu’une grande chanson tient debout toute seule dans sa forme la plus épurée. Et des immortelles, Brel en a écrit et composé assez pour remplir des tas de boîtes de chocolat. Pour ce spectacle hommage qui allait de soi dans le cadre du festival qui faisait honneur à la Belgique, on pouvait difficilement être plus à fleur de peau. Un piano (celui de Benoît Sarrasin) et des voix.
Je me dis que le metteur en scène et lui-même participant à ce spectacle, Luc De Larochellière, a dû voir quelques fois Juliette Gréco sur scène, elle qui est la voix de Brel sur les planches depuis des décennies. Avec Juliette, c’est piano-voix ou piano-voix-accordéon avec une demi-douzaine de classiques du grand Jacques à son répertoire.
Ce concept, repris ainsi à la Maison symphonique de l’Orchestre symphonique de Montréal, comprenait une part de risque. D’un côté, tu mets les mots si poétiques, touchants et puissants de Brel à l’avant-plan – avantage pour tous -, mais de l’autre, tu es à la merci des interprètes.
S’ils ne passent pas la rampe, s’ils ne saisissent pas qui était Brel, ça peut être quelconque, comme ce fut le cas en 2003 pour le spectacle Salut Brel! aux FrancoFolies, où Yann Perreau, Danielle Oderra et Nicola Ciccone avaient sauvé la mise.
Le lien
Ce qu’il faut, c’est trouver « le lien », comme disait Pierre Flynn avant de livrer une impeccable version de La bière, où voix, ton et gestuelle étaient au rendez-vous. Plusieurs ont parfaitement trouvé cet équilibre dans ce récital où l’on voyait Brel parler de sa vie et de son œuvre entre les prestations des interprètes (deux chansons chacun) . A l’écouter parler avec une candeur et une franchise désarmante lors de cette interview faite du temps de la télé noir et blanc, je me disais que n’importe quel artiste s’exprimant ainsi se ferait clouer au pilori en 2012.

Pierre Lapointe et Josiane Hébert ont partagé Au suivant et Ne me quitte pas. Photo courtoisie Montréal en lumière/Victor Diaz-Lamich.
Le ton juste, donc, pour Pierre Lapointe – accompagné par Josiane Hébert – qui a offert Au suivant avec une hargne, une attitude et un sens théâtral hors du commun. Le lien était là aussi pour Paul Piché, qui a chanté Jaurès avec déférence. Et pour Bruno Pelletier, qui a complètement habité Quand maman reviendra, la chanson la plus inattendue du récital. Dans cette Maison symphonique où le son se propage avec remarquable aisance, c’était du bonbon, d’autant plus que l’on avait l’occasion de voir comment les artistes vibraient de près.
On projetait sur écran des plans rapprochés des interprètes en noir et blanc – comme si on voyait un vieux spectacle de Brel – où l’on pouvait voir leurs moindres expressions. Sur ce plan, Danielle Oderra, qui a connu Brel quand il venait célébrer au club de sa sœur Clairette dans les années soixante, a livrée La valse à mille temps avec une émotion palpable et une diction impeccable. Mais le vrai coup de cœur, ce fut la lecture d’une lettre personnelle de Brel envoyée à sa sœur Clairette datée du 20 février 1977, un an avant sa mort. Brel parle de sa santé fragile et du fait qu’il n’arrive pas à se remettre de la mort de Jojo, son grand pote. Touchant.

Danielle Oderra: La valse à mille temps, L'enfance et la lecture d'une lettre de Brel envoyée à sa soeur Clairette. Émouvant. Photo courtoisie Montréal en lumière/Victor Diaz Lamich.
Les contre-emplois
Comme toujours, il y a parfois des contre-emplois. Certains sont mieux réussis que d’autre. Pas de surprise de voir et d’entendre Marc Hervieux faire exploser la salle avec La Quête, mais charmant de le voir vivre Les bonbons à ce point. L’expérience de l’opéra… Idem pour Marie-Élaine Thibert. Quand on a que l’amour, on l’attendait, mais pas Les Remparts de Varsovie, qu’elle a admis avoir choisi par défi. Réussi.
Le grand Luc n’a pas fait dans la facilité non plus avec Mathilde, chanson de plaie ouverte par excellence. Il n’était pas au niveau du grand Jacques, mais je ne l’avais encore jamais vu en donner tant (lire : s’extérioriser autant) en ce qui a trait à l’implication dans une interprétation.
S’attaquer au répertoire du Belge comporte toutefois un danger réel pour les interprètes féminines en raison du tas de chansons fraternelles de Brel qui s’adressent à des hommes, des amis, à ses frères. A mes yeux, Amsterdam, Jef et Jojo ne devraient jamais être chantées par des femmes. Les deux premières l’ont été par Bia et Diane Tell. Ça ne passe pas. C’est tout. Et ça n’a absolument rien à voir avec la qualité de leur interprétation, les deux y mettant tout leur cœur.
Je ne sais trop si c’est un choix personnel ou l’effet du hasard, mais la seule combinaison chanson-interprète qui n’a vraiment pas marché est celle de J’arrive. Quand tu écoutes Brel sur disque où Juliette Gréco sur scène comme il y a trois semaines à Paris, J’arrive est une réelle conversation avec la mort. On a l’impression que Jacques et Juliette vont mourir dans les cinq minutes…. Rien de ça avec Bia. A sa décharge, elle avait la tâche ingrate d’ouvrir le spectacle.
Solide
La surprise non négligeable dans un contexte de spectacle collectif, c’est que personne ne s’est planté. Mmm… Non ! Pierre Lapointe a dû interrompre son interprétation de Ne me quitte pas et, fidèle à son humour cinglant, il a blâmé le public qui s’était mis à applaudir dès les premières mesures, rompant sa concentration.
«C’est moi qui a hérité de la grosse affaire chiante ! Fallait venir à huit heures. Désolé.» Vous avez compris que vous lisez le compte-rendu du spectacle de 16 heures et non de 20 heures. N’empêche, Lapointe a su retrouver ses marques et offrir la chanson mythique avec aplomb, même si la magie était rompue.
C’était donc une bonne chose, finalement, que Brel termine le spectacle lui-même. Tous les interprètes et la foule avaient les yeux braqués sur l’écran où l’on voyait la version de Ne me quitte pas que Brel a chantée lors de ses adieux à l’Olympia en 1966.
Cela avait beau être sur DVD, cela a beau faire des décennies que l’on écoute cette chanson sur disque dans notre salon, dans notre auto et dans notre iPod, mais voir et entendre Jacques Brel chanter… dans une salle de spectacle, ça faisait quand même un petit velours.